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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Bergounioux / Laurent Bouvet , Le sens du peuple
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| La gauche, le peuple et les individus, par ALAIN BERGOUNIOUX
À propos de Laurent Bouvet, Le sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Le Débat Gallimard, 2012, 300 p, 18,50 €
Article paru dans L’OURS n°416, mars 2012, p. 3
Le « peuple » est au cœur de la campagne présidentielle. La gauche l’a-t-elle abandonné ? Il faut mener le débat au fond.
L’affirmation de partis populistes dans la vie politique de nombre de pays européens suscite de fortes interrogations. À la différence, en effet, de la première vague de ces partis dans les années 1980, explicitement marqués à l’extrême droite, tirant leur influence avant tout d’un rejet de l’immigration, faisant fond principalement sur les classes moyennes traditionnelles, dénonciateurs virulents des valeurs et des acquis de gauche, ceux-ci, aujourd’hui, tout en maintenant leur refus violent de l’immigration, mêlent valeurs de droite et valeur sde gauche, se font les champions de l’anti-mondialisation, rejettent l’Union européenne et ont acquis un soutien notable dans les catégories populaires, chez les ouvriers et les employés, aux dépens des partis de gauche. Quelle est, dès lors, la « responsabilité » de la gauche, au premier chef social-démocrate, dans cette situation ? Qu’est ce qu’elle a fait ou n’a pas fait pour en arriver là ? Cela remet-il en cause son avenir ?
Les trois peuples et la gauche C’est la question que traite en profondeur Laurent Bouvet. Il le fait essentiellement pour la France, tout en replaçant son étude dans un cadre européen. Il présente une analyse des usages historiques de la figure du peuple dans les combats politiques. Il en montre toute la complexité. Le « peuple », en effet, a été une référence constante dans la mesure où, dans la politique moderne, il incarne la souveraineté politique. En même temps, sa représentation n’a cessé d’évoluer selon les idéologies et les combats politiques. Magnifié ou craint, convoqué ou tenu à l’écart, unifié ou divisé, toutes les visions ont eu cours depuis la Révolution française. La distinction que propose l’auteur entre trois dimensions du peuple est éclairante : le « peuple démocrate », le peuple social », le « peuple national » montrent que la synthèse est difficile entre ces trois peuples, que l’adéquation ne s’est faite que tardivement pour la gauche socialiste, des années 1900, avec la synthèse jaurésienne, jusqu’à la fin des années 1960 à peu près. Il n’échappe pas à l’auteur que dans la pratique les choses sont plus compliquées que dans l’idéologie. Il existe aussi un peuple conservateur, ancré historiquement dans le catholicisme. Le peuple de gauche, quant à lui, se partage, de manière inégale, entre socialistes et communistes après 1920. Et la gauche, au XXe siècle, n’a remporté des élections que lorsque l’union s’est faite entre les classes moyennes et les classes populaires. L’éclatement accru du syndicalisme français qui, après 1920, est allé vers un pluralisme de plus en plus affirmé, montre que les divisions au sein du peuple salarié ont été fortes. Ces contradictions sont mentionnées dans la partie historique du livre, mais ne revêtent peut-être pas toute l’importance qu’elles méritent.
Le cœur de l’ouvrage porte sur les raisons qui expliquent que cette synthèse entre les « trois peuples », portée pour l’essentiel par la gauche, se soit érodée et qu’aujourd’hui une majorité d’ouvriers et, dans une moindre mesure, d’employés ne votent plus à gauche ou s’abstiennent. Laurent Bouvet ne s’en tient pas à des explications conjoncturelles. Le décrochage électoral entre la gauche, le Parti socialiste surtout mais aussi le Parti communiste, se produit au milieu des années 1980, après le tournant de la « rigueur » qui a touché les salariés dans leur emploi, dans leur pouvoir d’achat. Bien que conjuré en 1988 lors de l’élection présidentielle, qui voit revivifier le clivage entre une gauche protectrice et une droite tentée par le néo-libéralisme, celui-ci s’affirme dans les années 1990 et prend une dimension spectaculaire en 2002. Mais, les causes pour l’auteur sont plus profondes. Il les voit principalement dans l’acceptation par la gauche socialiste d’une « société des individus », où l’individu est l’horizon du combat politique. Cela entraîne une moindre considération donnée aux institutions collectives et l’oubli, à la fois volontaire et involontaire, des valeurs populaires. Certes, cette évolution correspond à des mouvements profonds de transformation de la société. Les classes moyennes supérieures acquièrent une prééminence dans la conduite du PS, et du courant écologiste qui se développe dans ces décennies, tandis que le PC s’affaisse. Au « compromis social » des trente glorieuses succède un « compromis multi-culturaliste » du « moment 1968 ». La gauche socialiste qui demeure antilibérale économiquement devient libérale socialement et culturellement. Cette contradiction s’est aggravée dans les choix politiques faits lorsqu’elle a gouverné de 1988 à 1993 et de 1997 à 2002. Ce qui amène Laurent Bouvet a soutenir que, de fait, les élites de gauche « ont renvoyé le peuple au conservatisme » et qu’elles ont contribué à détruire symboliquement les structures de la culture populaire (l’école, la famille, le travail) et matériellement les structures matérielles en faisant une part trop grande à l’économie libérale. Elles sont donc largement responsables de la montée et de l’affirmation du populisme qu’il faut prendre comme le symptôme et l’effet d’une crise plus large.
Réinventer la politique
Dans sa partie conclusive, Laurent Bouvet esquisse les éléments d’une « reconquête » de l’électorat populaire. Il s’agit de retrouver, selon le titre du livre, « le sens du peuple » en mettant au cœur des programmes et des politiques à venir « la lutte contre les effets dévastateurs de l’individualisme », en réduisant les inégalités sociales, en redéfinissant un équilibre entre le cadre national et le cadre européen, en valorisant la culture républicaine. On peut s’accorder sur ces perspectives générales. Mais le corps des analyses du livre fait penser qu’il faudrait examiner précisément ce que l’on met sous ses préconisations. Peut-on revenir aux politiques économiques d’avant la mondialisation ? En ce cas, il faut s’accorder sur ce que pourrait être aujourd’hui un protectionnisme pour une économie comme celle de la France. Faire un trait sur la méthode communautaire pour construire l’Europe, signifie-t-il qu’il faille privilégier seulement la réalité intergouvernementale ? Et, alors, se pose tout le problème des rapports avec l’Allemagne. Faire vivre les valeurs de la République demande, également, une réflexion à frais nouveaux sur ce que peut et doit être la cohésion nationale dans une société beaucoup plus diversifiée que dans les années 1950 et 1960.
Bref, on ne refera pas le chemin à reculons. Les partis socialistes et sociaux-démocrates ont tenu compte des évolutions survenues dans le monde et dans leurs sociétés et ont mené des adaptations pour ne pas disparaître tout simplement. Et les partis, comme les partis communistes, qui l’ont refusé, n’ont pas réussi pour autant à conserver la confiance populaire. Il y a quand même aujourd’hui, malgré tout, plus d’ouvriers qui votent pour le PS que pour le PC, fondu dans le Front de gauche ! C’est là qu’il faut revenir sur la thèse principale du livre. Sa critique faite de la « société des individus » – que Marcel Gaudet a mené dans ses ouvrages et que l’on retrouve ici – ne doit pas être trop réifiée. Car les droits acquis pour les individus le sont aussi pour les catégories populaires et notamment pour les jeunes générations. L’explication culturaliste éclaire une part de la question mais ne doit pas être trop systématisée. Car l’affaiblissement de la croissance et les difficultés du financement de la protection sociale pèsent tout aussi fortement pour expliquer l’affaissement dans les catégories populaires de la social-démocratie. Ce qui est vrai – et ce livre permet de le comprendre – tient dans la faible mobilisation des partis de gauche pour continuer à représenter les intérêts collectifs, matériels et culturels, dans la politique moderne. Les pouvoirs des marchés ont besoin de contrepouvoirs à toutes les échelles, nationale, européenne, mondiale. La social-démocratie n’a pas eu tort de prendre en compte les évolutions économiques et sociales nouvelles – sinon, elle aurait, à coup sûr vraiment disparue – mais elle ne s’est pas donnée les outils qu’elle avait su construire dans la période passée. Le livre de Laurent Bouvet pour ce qu’il apporte et ce qu’il donne à réfléchir – même en le nuançant – est pour cela précieux et doit être débattu.
Alain Bergounioux
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