Dans le flot des initiatives commémorant la Grande Guerre, il aurait été regrettable qu’une place ne soit pas réservée au syndicalisme. Il est présent grâce au Centre d’histoire sociale du XXe siècle et de l’Institut CGT d’histoire sociale qui ont organisé en novembre 2014 un colloque autour du syndicalisme (ou des syndicalismes) dans la guerre. Ce volume rassemble les contributions présentées et, par là, nous permet de mieux comprendre les rapports entre le front et « l’autre front », selon l’expression désormais consacrée, c’est-à-dire l’arrière.À propos du livre de Jean-Louis Robert (dir.) avec D. Chaurand, Le syndicalisme à l’épreuve de la Première Guerre mondiale, Rennes, PUR, 2017, 390p, 26€). Article paru dans L’OURS 476, mars 2018, page 5.
Son architecture se compose de quatre grandes parties : les syndicalistes face et dans la guerre ; le syndicalisme et l’économie de guerre ; les conséquences du conflit sur les sociétés et les identités ; enfin une approche transnationale, avec la comparaison avec l’Allemagne, le cas italien, et enfin la dimension européenne de la reconstruction du syndicalisme. Ces quatre massifs, introduits par Christian Chevandier, Catherine Omnès, André Narritsens, Patrick Fridenson, chapeautent un kaléidoscope passionnant d’expériences souvent étonnantes comme celle des tunneliers néo-zélandais lors de la guerre des mines, mais aussi : l’histoire de La Bataille syndicaliste, devenue La Bataille ; les syndicalistes de l’Allier, ceux du Nord ; des portraits (Marie Guillot, Clovis Andrieu) ; l’impact de la guerre sur les syndicats patronaux ; la coopération ; les dockers du Havre ; les questions du placement paritaire ; les relations sociales dans la Bijouterie ; les mouvements de grèves ; l’évolution des fédérations de cheminots, de la Chimie ; le cas des Arsenaux ; les conseils et les commissions ouvriers.
Deux regrets cependant : la sur-représentation (quatre communications) des Instituteurs et Institutrices – ces « hussards noirs » devenus pour certains d’entre eux « hussards rouges » – alors qu’ils sont peu nombreux et dans une situation particulière ; ensuite l’absence d’un exposé sur Alphonse Merrheim à l’évolution si intrigante et dont le nom se retrouve dans nombre de textes ici présents.
Les militants mobilisés
« L’épreuve » pour le syndicalisme c’est d’abord son effacement sous l’effet de l’Union sacrée, la mobilisation des militants, leur désarroi, l’expérience du feu. À l’arrière, comme le montrent plusieurs contributions, selon des cas de figure différents, le conflit entraîne des modifications importantes dans la société par la nécessité de construire une économie de guerre. La structure même des classes ouvrières s’en trouve bouleversée, ne serait-ce que par l’arrivée des femmes dans des secteurs où jusque-là elles étaient absentes (Métallurgie), le recours aux travailleurs coloniaux pour remédier à l’absence de main-d’œuvre, avec comme conséquence le regain du discours en faveur d’un « protectionnisme ouvrier ». L’organisation de la production de guerre qui s’accompagne de l’affectation à l’arrière des ouvriers indispensables impose à l’État d’intervenir pour réguler nombre de problèmes vitaux – le syndicat lui devient indispensable et il s’agit d’une politique délibérée, notamment voulue par Albert Thomas ou Louis Loucheur, aux rôles si importants. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette situation favorise l’apparition des délégués d’ateliers, oblige à la concertation avec les patrons pour éviter toute rupture de la production – le front commande. Le syndicalisme rebondit à partir de 1916 – l’Union sacrée se délite… En définitive, en France, « le syndicalisme sort grandi de la guerre » constate J.-L. Robert qui rappelle une évidence : « La grande masse des ouvriers [a été] patriote », en vertu de ses liens avec la République : « la patrie de ces ouvriers c’est la République », rappelle-t-il. Ce qui n’est nullement contradictoire avec le rêve d’une « vraie République, une bonne République, une vraie mère pour ses enfants laborieux ».
Un syndicalisme régénéré
Plutôt qu’un débat entre réformisme et révolution, c’est l’insertion d’un syndicalisme régénéré dans la société française qui surgit du conflit – le programme minimum de la CGT (1918) en est un des signes – les années à venir, jusque dans l’après 1945, en seront marquées. La guerre a donc modifié profondément l’organisation du travail et les rapports professionnels : son héritage, c’est l’économie organisée. Pour reprendre une expression de John Horne dans sa remarquable contribution, le « réformisme de guerre » a pu apparaître parce qu’« obligé de jouer le rôle d’organisateur et d’arbitre, l’État cherchait des interlocuteurs auprès des ouvriers dans une interaction tripartite (et jamais de poids égal) ensemble avec les industriels ».
Les conclusions générales qu’a mis en forme de manière fort pénétrante Jean-Louis Robert ne doivent pas être prises comme un bloc, chaque contribution sur les cas spécifiques présentés apporte des nuances, comme celui du syndicalisme d’Alsace-Lorraine pour des raisons que l’on comprend bien, ainsi nous disposons de multiples points de vue tous aussi riches les uns que les autres. En parallèle, se dessine une sorte de vade-mecum chiffré qui éclaire les conséquences de la guerre sur le monde du travail : chiffre des syndiqués, nombre de femmes dans les établissements de la défense nationale (430 000 en 1918), nombre de Kabyles (120 000), Indochinois (49 000) ou Chinois (40 000) recrutés – on pourrait poursuivre…
Patrick Fridenson fait une remarque ouvrant sur de futurs travaux : « Aujourd’hui quand on pense aux rapports sociaux pendant la guerre de 14, on ne peut plus seulement parler de ce qui se passe dans les usines […]. Il faut retracer un enchâssement complexe entre les soldats et les civils, entre les paysans, les ouvriers, et les classes moyennes, […] entre les villes et les campagnes et enfin les écoles. Tous ces mondes communiquent. » C’est une perspective plus enrichissante que les histoires déjà maintes fois écrites sur les oppositions à la guerre et l’hypothèse d’un improbable mouvement révolutionnaire en France après 1918.
Surtout il faut insister sur le fait que la diversité des contributions qui portent sur des métiers, des bassins industriels ou des branches d’industrie, des mouvements de grèves, etc., fait de ce recueil un outil de connaissance et de réflexion qui peut (et doit) trouver sa place dans maintes bibliothèques publiques ou personnelles.
Jean-Louis Panné