Autour de la mort d’un enfant, Gilles Vergnon propose des réflexions stimulantes sur la violence au temps du Front populaire.
À propos du livre de Gilles Vergnon,Un enfant est lynché. L’affaire Gignoux,1937, Puf, 2018, 272p, 21€. Article à paraître dans L’OURS 482, novembre 2018, page 7.
Le 24 avril 1937, à Lyon, dans le quartier de la Croix Rousse, un enfant de huit ans, Paul Gignoux, est agressé par un groupe d’enfants, qui, après un échange d’injures et un tirage de langue, le giflent et le lapident. Rentré chez lui, l’enfant décède d’un « œdème suraigu du poumon consécutif à une hémorragie ». Douze prévenus de moins de dix ans sont arrêtés, jugés en juillet, et les parents, civilement responsables, sont condamnés aux dépens. Tragique issue d’une stupide bagarre de gosses, dira-t-on. Sauf que nous sommes en plein Front populaire, en 1937, année d’affrontements attisés par un affaiblissement de la gauche et par la guerre civile en Espagne, que le petit Paul est le fils d’un adhérent connu du PSF du colonel de la Rocque, profondément investi, comme toute la famille, dans la pratique et les œuvres du catholicisme, et que les agresseurs sont des élèves de la communale du quartier, fils d’ouvriers ou d’employés orientés à gauche, sinon militants. L’affaire Gignoux peut s’emballer.
L’exploitation du drame
Au départ, à l’instigation de la famille et des responsables locaux du PSF, la réaction reste modérée. Mais le ton va monter. C’est la presse catholique qui est la plus virulente. Léon Daudet ne manque d’ailleurs pas de mettre en cause l’immoralité de l’école sans Dieu. La Volonté bretonne fulmine : « Quand la haine vient d’en haut, la violence vient d’en bas. » On dénonce ces « institutrices révolutionnaires qui croient ajouter un chapitre d’histoire sociale au certificat d’études » et, un an après, une effigie est éditée à la « douce mémoire de Paul Gignoux, lapidé à l’âge de huit ans en portant son dernier billet d’une tombola de la kermesse de l’enseignement libre ». À gauche, on tente d’en rester à la bagarre de gosses et de ne pas chercher, comme le dit la journaliste Madeleine Jacob « autre chose dans ce drame que le drame de la brutalité cruelle enfantine ». La Ligue des droits de l’homme condamna l’exploitation politique ainsi que l’arrestation des jeunes enfants. Et les radicaux, qui tenaient la mairie de Lyon, en profitèrent pour prendre leurs distances avec les socialistes et communistes, se posant en centristes défenseurs de la paix et de l’ordre.
Heureusement, Paul fut le seul enfant qui perdit la vie dans ce genre d’affrontement. Seulement, nous savons bien que la sensibilité de l’opinion publique est toujours beaucoup plus affectée par la mort violente d’un enfant, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans un contexte de violence. C’est ce contexte qu’étudie, avec beaucoup de minutie, Gilles Vergnon en analysant les tensions de la société française en ces années trente, et en essayant de répondre à cette délicate question : la France était-elle alors au bord de la guerre civile ?
Une guerre civile ?
Le tableau dressé est finalement nuancé. Sur les quatre années névralgiques 1934-1938 on compta environ 70 tués dans des affrontements violents. C’est beaucoup, et il faudra attendre la période de la guerre d’Algérie pour retrouver de tels chiffres. C’est énorme en comparant, par exemple, à la Grande-Bretagne. Mais c’est peu en regard du nombre de victimes dans de semblables circonstances en Italie ou en Allemagne, dans la période précédant l’établissement des dictatures. Surtout en examinant le détail : on compte 46 morts lors de manifestations et de confrontation avec la police – dont 33 lors des journées de février 1934 – et une dizaine d’assassinats – dont ceux des frères Rosselli – organisés par la Cagoule. Les rencontres entre militants de camps opposés firent neuf victimes, ce qui reste un nombre relativement modeste, compte tenu de l’atmosphère politique.
En fait la violence en France se déchaîna surtout sur le registre verbal. Qu’on songe, par exemple, aux propos antisémites de Xavier Vallat sur Léon Blum… On assista à un développement d’une culture de la violence et de la délégitimation permanente de l’adversaire, mais avec une certaine retenue dans le passage à l’acte. Il y eut peu de batailles rangées entre les troupes militantes. Ce qui permet de penser que si le climat général offrait des bouffées de déflagration, le pays n’arriva pas à l’extrême bord de la guerre civile, même en 1937, quand la guerre d’Espagne accrut les tensions entre les camps. Sans doute faut-il tenir compte de la solidité des institutions étatiques, mais aussi de la stratégie des principaux acteurs politiques, qui acceptèrent assez naturellement le verdict final des urnes. Le parti d’extrême droite le plus important était le PSF, les fameux « Croix de feu » du colonel de la Rocque. Le PSF faisait de l’anticommunisme son cheval de bataille, mais tenait beaucoup à se démarquer du fascisme, en incarnant une droite sociale, favorable au nationalisme, mais pas au totalitarisme.
Dans les dernières pages, Gilles Vergnon précisera que le frère de Paul Gignoux, Albert, tombera en combattant au Vercors au printemps 1944. Comme quoi l’engagement dans les Croix de feu ne conduisait pas naturellement à la collaboration. Inversement, le juge d’instruction Jacques Faure-Pinguely, un ancien du Sillon de Marc Sangnier, qui conduisit la procédure Gignoux avec « prudence et humanité », devint président de la sinistre « section spéciale », en fut considéré comme « le plus dur de tous les juges », avant d’être abattu par les FTP en décembre 1943. On pourra discuter longuement sur le déterminisme des trajectoires…
Claude Dupont