Article publié dans l’OURS 452 (novembre 2015), page 1.
On l’a suffisamment dit : la défaite de juin 40 fut la défaite la plus brutale et la plus traumatisante de notre histoire, d’autant plus que l’on s’accordait partout à penser que l’Armée française était la meilleure du monde. Depuis les années 1980, les travaux d’historiens se sont multipliés et diversifiés. Mais les conclusions de ces études ne se sont jamais « acculturées » à la société française, où on en reste bien souvent à l’image propagée par la série de la « 7ème compagnie » de Robert Lamoureux, ou à l’expression lapidaire de Céline sur « l’Armée Ladoumègue : neuf mois de belote, six semaines de course à pied ».À propos de Gilles Vergnon & Yves Santamaria (dir.), Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel, Riveneuve éditions, 2015, 301p, 24€
C’est pour explorer ce « trou noir mémoriel » qu’un colloque fut organisé à Lyon en janvier 2014, avec des analyses sur les canaux mémoriels étudiés sous des angles multiples, aussi bien politiques que religieux, associatifs que littéraires, et qui ont, à des degrés divers, participé à la fixation du printemps 40 dans l’imaginaire collectif. Trois parties structurent le livre : Interpréter la défaite, La bataille du souvenir, et Vu d’outre-mer et de l’étranger.
Une mémoire contrastée
Evidemment, aux premiers mois qui suivent le désastre, et avec l’instauration de la Révolution nationale, on souligne à l’envi la responsabilité du régime républicain. Mais, très vite, se marquent des inflexions Pour les pionniers de la Résistance, l’unité nationale doit primer sur toute autre considération, y compris sur la recherche des responsabilités. Et, à partir de 1941, l’instrumentalisation de la défaite par Vichy pour imposer son Régime provoque en réaction un sursaut, bien au-delà des rangs de la Résistance. La France est restée globalement républicaine et l’incapacité de Vichy à mener à son terme le procès de Riom, intenté aux principaux dirigeants de la Troisième République, accentue évidemment le courant. Il faut dire aussi que de Gaulle aura beaucoup contribué à l’escamotage de la déroute. Pour lui, la défaite fut proprement militaire, on pourrait même dire « mécanique », et doit être considérée comme un accident de parcours et non comme le signe du déclin. S’il égratigne joliment certains dirigeants de la Troisième, ce n’est pas de ce côté-là qu’il recherche les causes de la catastrophe. On ne peut donc que constater l’échec des activistes de l’extrême droite dans leur obsession à dénoncer comme bouc émissaire la République – et en particulier le Front populaire –, même quand ils y ajoutent le condiment de l’anglophobie, en mettant en cause la politique germanophile et capitularde de la Grande-Bretagne, qui aurait été pour la France un élément de paralysie.
Châtiment, complot et trahison
Si les Catholiques ne se sont pas privés de clamer que juin 40 fut un « châtiment divin », il faut remarquer que, par la suite, la presse catholique reviendra peu sur l’épisode, d’autant que, chez les intellectuels catholiques des voix comme celles de Maritain ou de Bernanos affirmèrent avec force que, loin d’avoir à expier quoi que ce fût, le peuple français était en droit de demander des comptes aux élites qui l’avaient trahi. Quant à la théorie du complot d’une « cinquième colonne » à l’œuvre sur nos arrières, elle rencontra des partisans bruyants, mais n’eut pas de prise réelle, même si l’on évoque régulièrement les menées de la Cagoule ou du mouvement synarchique de Coutrot. C’est finalement à l’extrême gauche que l’on dessina une image explicative qui devait garder longtemps une certaine prégnance, celle d’une classe dirigeante française préférant Hitler au Front populaire, et qui aurait, dès 1940, inauguré une longue collaboration avec l’ennemi.
Des anciens combattants oubliés
Sur le long terme, les intervenants tentent de cerner les éléments essentiels de la « bataille du souvenir », d’un souvenir qui fut cultivé de façon très irrégulière. Une première constatation, fondamentale : les Anciens combattants de 40 – dont le comportement fut souvent beaucoup plus courageux que certains ne l’ont prétendu – n’eurent ni la même aura ni la même audience que ceux de 14-18. Il fallut mener une véritable « bataille de la reconnaissance » pour que l’Association Flandres-Dunkerque puisse faire valoir sa représentativité, et faire obtenir à ses adhérents le droit à la carte d’ancien combattant.
Du « syndrome de 40 », la littérature, comme souvent, est un bon reflet. Selon l’expression de Pierre-Frédéric Charpentier, le livre de Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, « épuisa l’expérience romanesque de la période ». Julien Gracq ou Claude Simon nous offrent, eux, une « vision distanciée », l’évocation d’une guerre fantasmée qui estompe la guerre réelle. Il faudra attendre le Renaudot posthume décerné en 2004 à Irène Nemirovsky (Suite française) pour renouer le fil.
D’une façon révélatrice, la parole d’État est particulièrement discrète. Alors que chacun se souvient de la fracassante rupture chiraquienne avec la tradition qui, de De Gaulle à Mitterrand, exonérait la République française de toute responsabilité dans la politique de Vichy, nos présidents ne remontent pas à juin 40, sauf Giscard d’Estaing qui, dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs, en 1978, lance une rapide allusion aux fautes des dirigeants français de l’époque.
Ainsi, sans trancher sur le point de savoir si l’on doit vraiment parler de « trou noir mémoriel », il est permis de constater que le peuple français n’a pas eu l’occasion de faire totalement le point sur la catastrophe. Mais la rareté de la parole n’a pas effacé la plaie gardée au cœur. Si l’opinion a si longtemps accepté les guerres de la décolonisation, c’est en bonne partie, parce que, dans l’inconscient collectif, il y avait toujours le refus de refaire « le coup de Munich », en acceptant une nouvelle capitulation, après celle dont les échos ne s’étaient pas encore éteints.
Claude Dupont