Professeur à l’université de Princeton, Philip Nord s’inscrit dans la longue tradition de chercheurs américains qui, depuis les travaux pionniers de Stanley Hoffmann et Robert Paxton dans les années 1960-1970, participent à la déconstruction de la légende selon laquelle le régime de Vichy n’aurait été qu’une parenthèse sombre dans l’histoire de la France contemporaine. Publié en langue anglaise en 2010, Le New Deal français souligne tout l’intérêt du désenclavement spatial et temporel non seulement de la période de l’Occupation, mais aussi de la Libération.
À propos de Philip Nord, Le New Deal français, Perrin, 2016.
Article paru dans L’OURS hors série recherche socialiste 74-75, janvier-juin 2016, p. 129-134.
Appliquant au cas français le concept de « transguerre » utilisé par l’historiographie japonaise pour définir la période 1930-1950, Philip Nord insiste sur les continuités lourdes entre les projets portés par les élites dissidentes de l’avant-guerre hostiles au parlementarisme républicain, les réalisations de Vichy et ce qu’il appelle la « modernisation conservatrice » de l’après-guerre, édifiée à partir de l’État. Dans un récit tout en nuances, il démontre que maintes réalisations de la Libération ont été forgés dans les années 1930, et pour certaines mises en œuvre par le gouvernement Daladier (avril 1938-mars 1940). Adopté en juillet 1939, le code de la famille en constitue un exemple édifiant. Ce document, qui se distingue par son parti pris familialiste – incitation à un modèle familial reposant sur le père au travail et la mère au foyer – et son approche punitive, se traduit par une répression accrue de l’avortement et l’introduction « de tout un catalogue de punitions pour les “outrages aux bonnes mœurs” ». « Politique vichyste avant Vichy », il apparaît comme la « pierre de touche de la nouvelle ère familialiste » dont l’État français se fait ensuite l’apôtre. Si la Résistance oriente la politique familiale dans une direction fort différente de celle de Vichy, elle reprend en revanche à son compte le code de la famille. En janvier 1944, le socialiste Adrien Tixier (que Philip Nord présente curieusement comme un syndicaliste), commissaire aux Affaires sociales du Comité français de libération nationale (CFLN), fait acclamer le document par l’Assemblée consultative d’Alger et le qualifie de « monument ».
Un New Deal économique, social et culturel
Davantage que l’insertion de l’Occupation et de la Libération dans la temporalité plus large des années « transguerre », l’originalité du travail de Philip Nord est de considérer la reconstruction à la fois dans ses dimensions socio-économiques – objets de la première partie du livre – et culturelles. La deuxième partie du New Deal français revient ainsi sur la construction de l’État culturel de l’après-guerre, dont la mission principale est de défendre une « culture de qualité », accessible au plus grand nombre, dans une Europe menacée par la marchandisation rampante venue d’Outre-Atlantique. Cette deuxième partie nuance l’idée, notamment défendue par Pascal Ory, d’une continuité entre l’humanisme socialiste du Front populaire et l’édifice institutionnel de la Libération qui, selon l’auteur, doit autant aux vétérans du gouvernement Blum qu’aux déçus du vichysme.
Appréhender de front ces deux volets de la reconstruction, dont le rapprochement n’allait pas de soi, conduit Philip Nord à centrer son récit sur l’histoire des experts au cœur du processus de recomposition de l’État. Cette approche le conduit à dresser de nombreux portraits d’acteurs, d’organisations et d’institutions qui donnent à ce sujet relativement austère un caractère vivant.
Des technocrates porteurs d’un « étatisme de troisième voie »
Selon l’historien américain, quatre approches complémentaires peuvent être mobilisées pour penser l’histoire française de l’après-guerre : celle de la restauration du capitalisme par le général de Gaulle et la démocratie-chrétienne, celle d’une américanisation contrainte de la France symbolisée par la signature des accords Blum-Byrnes (28 mai 1946), celle d’un « moment social-démocrate » annonçant l’ère du Welfare State en Europe de l’Ouest, celle enfin, que l’auteur fait sienne, de l’essor de la technocratie. À ses yeux, le New Deal français est aussi – et peut-être surtout – la résultante des initiatives de groupes d’experts et de technocrates, en rupture avec la IIIe République parlementaire, convertis aux vertus de l’État fort dès la deuxième moitié des années 1930, et désireux de renforcer les prérogatives de la puissance publique dans tous les domaines.
L’étude des trajectoires socio-politiques de ces « bâtisseurs d’institutions » révèle l’importance de gaullistes, de « non-conformistes » des années 1930 souvent proches de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, de chrétiens-démocrates, d’anciens vichystes et même de « revenants du gouvernement Daladier » dans la traduction politique et institutionnelle du programme du CNR, dont l’élaboration devait beaucoup aux résistances communiste et socialiste. Mais au sein de la nébuleuse d’experts chargée de rebâtir l’État à la Libération, les élites du mouvement ouvrier ne sont qu’une composante parmi d’autres dont il ne faut pas, nous dit Philip Nord, surévaluer l’influence. C’est bien à Pierre Laroque, conseiller d’État « non-conformiste » avant-guerre, membre du cabinet de René Belin sous Vichy avant de se rapprocher de la France libre, qu’échoit la rédaction des ordonnances sur la Sécurité sociale, non à un socialiste. Les convictions corporatistes et dirigistes de ce grand commis apparaissent fort éloignées du socialisme « à l’échelle humaine » revendiqué par Léon Blum et son entourage. Pierre Laroque plaide pour un système de sécurité sociale où l’État, tout en concédant la gestion locale des caisses aux responsables syndicaux et patronaux, tient le premier rôle par la tutelle permanente qu’il exerce au titre de contrôleur des comptes de chaque caisse, et par son droit d’annuler les décisions d’une caisse en invoquant des motifs variés.
S’il reconnaît sans peine le rôle clé du mouvement ouvrier dans l’histoire de la Sécurité sociale, Philip Nord insiste avec davantage de force sur l’efficacité des organisations catholiques dans l’infléchissement du projet étatiste de Pierre Laroque. Bien qu’impliquée dans une franche collaboration avec Vichy, l’Alliance nationale contre la dépopulation, organisation catholique où siègent toujours des collaborateurs notoires en 1945, trouve une oreille attentive auprès du général de Gaulle. Au grand dam de Pierre Laroque, partisan d’un système unifié, le président du gouvernement provisoire repousse la fusion des caisses de Sécurité sociale et d’allocations familiales. En 1949, le Mouvement républicain populaire (MRP), alors principale force politique du pays, obtient le maintien sine die d’un régime de protection sociale fragmenté. Ce pouvoir d’influence des démocrates-chrétiens au cœur de l’État social se confirme deux ans plus tard, lorsque le député MRP Paul Bacon, ancien ministre du Travail, est choisi pour succéder à Pierre Laroque à la direction de la Sécurité sociale. Les nombreuses pages consacrées par Philip Nord à l’influence des organisations catholiques dans l’édification du consensus modernisateur de la Libération sont l’un des apports les plus importants du livre, même si l’on peut s’étonner de l’absence de références aux travaux fouillés de l’historien britannique Martin Conway sur le sujet(1).
Le lobbying efficace des dirigeants de l’Alliance nationale auprès des gaullistes rappelle en tout cas que nombre d’experts de la Libération sont passés par Vichy. À l’instar de la dénazification allemande et autrichienne ou de la « défascisation » italienne, l’épuration de l’appareil d’État français reste fort modérée. Plusieurs experts bien intégrés dans les milieux vichystes jouent un rôle central dans la naissance du Welfare State et de l’État culturel : que l’on songe, parmi beaucoup d’autres, au démographe Alfred Sauvy, qui prend la tête de l’Institut national d’études démographiques (INED) créé sur les décombres de la sulfureuse Fondation Carrel (dont l’auteur exploite avec finesse les riches archives), ou au dramaturge Jean Vilar, membre du mouvement catholique vichyste Jeune France avant de devenir l’emblématique premier directeur du Théâtre national populaire (TNP). Moins connu, l’exemple du géographe Jean-François Gravier est tout aussi édifiant. Resté dans les mémoires pour son ouvrage Paris et le désert français, ce fervent pétainiste, inspiré par Maurras autant que par le « personnalisme chrétien », œuvre pendant la guerre au sein du département de biosociologie de la Fondation Carrel avant de rejoindre l’équipe du Plan de Jean Monnet. En somme, soutient Philip Nord, « le décideur-type dans la France de l’après-guerre, n’est pas le clone d’un Américain, c’est un ancien de la Résistance, des Chantiers de jeunesse de Vichy, parfois des deux ».
Cette continuité des élites, relative mais bien réelle, se double de celle de leurs lieux de formation, comme en témoigne l’exemple de Sciences-Po. S’appuyant sur le dépouillement minutieux des archives de l’institution, Philip Nord met en lumière la capacité de résilience d’une école condamnée par la gauche à disparaître en raison de ses nombreuses compromissions avec Vichy et l’occupant. Il explique sa survie par la grande habileté politique de la direction, qui a su ménager l’avenir pendant les « années sombres » – son directeur Roger Seydoux facilitant les réunions clandestines de Michel Debré avant de s’engager dans la deuxième DB du général Leclerc –, et par le soutien résolu de nombreux ténors de la France libre. Sur les treize ministres du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) huit sont d’anciens élèves de l’école.
Écrire l’histoire de la Libération au prisme de l’État et de ses experts conduit donc Philip Nord à revenir sur l’interprétation fréquemment reprise par les historiens de l’Europe d’un après-guerre frappé du sceau de la social-démocratie. La célèbre formule de Léon Blum sur le « socialisme maître de l’heure » ne reposerait-elle donc sur aucun fondement solide ?
Une hégémonie idéologique de la gauche en trompe-l’œil ?
L’essor de la technocratie étudié par l’auteur l’amène à soutenir la thèse, forte, d’une influence modérée des gauches, et plus particulièrement des socialistes, dans les réformes de l’après-guerre. S’il rejette l’idée d’une modernisation orchestrée par des élites tout droit venues de Vichy, l’historien américain refuse avec autant de vigueur celle d’une hégémonie socialiste à la Libération. Les élites « pas trop à gauche » (not-so-Left pour reprendre l’expression parlante qu’il utilise dans sa langue maternelle) exercent une influence décisive sur toutes les réformes de l’État, à l’exception de celles à forte valeur symbolique telles que les nationalisations. Mais ces dernières, largement inspirées des conceptions socialistes et communistes – qui ne se recoupent d’ailleurs pas entièrement – sont un trompe-l’œil : après l’ultime vague de 1946, le Commissariat au Plan et le ministère des Finances, au-dessus desquels plane la figure tutélaire – et fort peu socialiste – de Jean Monnet, reprennent la main sur la politique économique avec la bénédiction des gaullistes et des Américains.
L’idée avancée par Philip Nord d’un rôle restreint du socialisme dans les réformes socio-économiques de la Libération peut encore être affinée en rappelant que la mise en œuvre des nationalisations est loin d’être un miroir fidèle des projets socialistes de la Résistance ; elles sont avant tout conçues comme un instrument nécessaire à la modernisation de l’appareil productif. Seuls deux des douze textes de lois de nationalisation votés entre 1944 et 1946 évoquent ainsi des motifs sociaux pour justifier la mesure. Mais il faut aussi souligner que la plupart des socialistes de la SFIO, dirigeants comme militants, ne sont pas mécontents de voir les thèses keynésiennes et libérales de Jean Monnet s’imposer au détriment d’un dirigisme économique strict qui, dès le printemps 1946, n’est plus en odeur de sainteté dans le parti.
Pour une histoire transnationale des années « transguerres »
Par sa méthode et sa mise en lumière d’acteurs jusqu’ici demeurés dans un anonymat relatif, comme par les thèses qu’il défend, ce livre renouvelle incontestablement la lecture d’une période pourtant bien labourée par l’historiographie française et anglo-saxonne. Deux remarques et un vœu peuvent être formulés à l’issue de la lecture de cet ouvrage dense. La première remarque, également suggérée par Richard Kuisel dans sa recension de la version anglaise du livre, est que la minimisation du rôle des gauches dans la reconstruction aurait été nettement moins marquée si Philip Nord avait privilégié les nationalisations ou l’écriture de la Constitution dans le choix de ses études de cas. L’auteur prévient toutefois cette critique en réaffirmant, en conclusion, sa volonté d’éclairer des aspects moins connus de la période, au premier chef son histoire culturelle. Il précise en outre sa claire conscience que l’après-guerre ne peut se réduire aux multiples initiatives de la technocratie pour renforcer l’État.
Convaincante dans le domaine culturel, la minimisation de l’influence économique américaine dans la première partie du livre est en revanche plus étonnante. La thèse de Philip Nord se situe en effet à contre-courant des travaux menés par les historiens de l’économie depuis les années 1980 qui, pour la plupart, tendent à réinterroger (et généralement à réévaluer) le rôle des aides américaines dans la modernisation de la France. Pour le formuler autrement, le désenclavement temporel opéré par l’auteur ne trouve pas son pendant spatial.
Enfin, à l’heure où les approches d’histoire transnationale et/ou connectée ont permis d’indéniables percées historiographiques, on ne peut que suivre une nouvelle fois Richard Kuisel dans son souhait que des travaux sur l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne de l’Ouest viennent compléter la somme de Philip Nord sur le cas français.
Mathieu Fulla
Mathieu Fulla est chercheur permanent du Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP). Il a publié : Les socialistes français et l’économie (1944-1981). Une histoire économique du politique, Presses de Sciences Po, 2016.
(1) Voir par exemple Martin Conway, Political Catholicism in Europe, 1918-1965, Oxford, Clarendon Press, 1996.