AccueilActualité6 février 34, les faits et les conséquences, par GILLES VERGNON

6 février 34, les faits et les conséquences, par GILLES VERGNON

Cet Ă©vĂ©nement suscite l’intĂ©rĂŞt depuis des dĂ©cennies, tout en nourrissant des mythologies contradictoires : « coup d’État fasciste Â» Ă  gauche, rĂ©pression dĂ©libĂ©rĂ©ment ourdie par l’ambitieux ministre de l’IntĂ©rieur Eugène Frot, Ă  droite. Chaque rĂ©cit brandit ses propres armes du crime : les fameuses lames de rasoir emmanchĂ©es des ligueurs s’en prenant aux chevaux des gardes rĂ©publicains, en face des mitrailleuses qu’auraient utilisĂ© les forces de l’ordre contre les manifestants. DĂ©monstration faite, il n’y a pas plus de « lames de rasoir Â» que de mitrailleuses…

Si le 6 fĂ©vrier a dĂ©jĂ  fait l’objet de synthèses de qualitĂ©, au premier chef le livre de Serge Berstein en 1975 dominant l’historiographie depuis des dĂ©cennies, puis l’étude du journaliste Pierre Pellissier1#, Dard et Philippet nous emmènent dans un « voyage dans le Paris insurgĂ© Â», prĂ©cĂ©dĂ© par de longs dĂ©veloppements sur la crise des annĂ©es 1930, l’affaire Stavisky ainsi qu’un portrait dĂ©taillĂ© des protagonistes (Chiappe, Frot, Daladier, les chefs ligueurs…), et suivi d’un tableau des interprĂ©tations concurrentes (les Â« six complots du 6 fĂ©vrier Â»), puis d’une conclusion sur « les vrais 6 fĂ©vrier Â».

Pour les auteurs, la manifestation du 6 fĂ©vrier s’inscrit d’abord dans un contexte de blocage politique après les Ă©lections de 1932 : les gauches, majoritaires dans l’hĂ©micycle, ne peuvent gouverner ensemble, les socialistes refusant la participation Ă  un gouvernement dirigĂ© par les radicaux, dont une partie tend vers une « concentration Â» au centre. La crise Ă©conomique, doublĂ©e d’une crise morale nourrie par l’inquiĂ©tude devant l’Allemagne nazie et l’impuissance gouvernementale, se cristallise avec l’affaire Stavisky, dont l’ouvrage restitue le rĂ´le de « catalyseur Â» du mĂ©contentement. Durant tout le mois de janvier 1934, les manifestations emmenĂ©es par l’Action française se succèdent dans tout Paris (une par jour après le 19 janvier) drainant un large soutien populaire.

Celle du 6 fĂ©vrier n’est pas diffĂ©rente par « nature Â», sinon par l’ampleur, des plus agitĂ©es d’entre elles. Son issue tragique et sa rĂ©sonance s’expliquent d’abord, selon les auteurs, par sa greffe sur un choix politique plutĂ´t inattendu et sur la « crise policière Â» qui s’ensuit : le choix de Daladier, le 2 fĂ©vrier, de se sĂ©parer du prĂ©fet de police Jean Chiappe lui Ă´te tout soutien Ă  droite et laisse la police parisienne aux mains d’un prĂ©fet totalement inexpĂ©rimentĂ©, Adrien Bonnefoy-Sibour, qui n’installe aucune chaĂ®ne de commandement cohĂ©rente. Policiers municipaux, gardes mobiles et gardes rĂ©publicains ont chacun leurs responsables et leurs habitus de maintien de l’ordre, sans matĂ©riel (ni boucliers, ni gaz lacrymogènes, pas mĂŞme de mousquetons) ni ordres adaptĂ©s. PlutĂ´t concentrĂ©s sur la rive gauche de la Seine, ils doivent faire face sur le pont de la Concorde Ă  des manifestants plus nombreux que prĂ©vu, renforcĂ©s par des « Gavroche Â» du petit peuple parisien, une foule de curieux, sans compter peut-ĂŞtre des Ă©lĂ©ments de la pègre selon certains tĂ©moins. Les 14 morts (18 après le dĂ©cès de quatre blessĂ©s) et les 84 blessĂ©s par balles recensĂ©s l’ont surtout Ă©tĂ© lors de la première fusillade de 19 h 30, quand le service d’ordre est dĂ©bordĂ© par un groupe de manifestants effectivement issus des Jeunesses patriotes et de SolidaritĂ© française. Mais sur 364 victimes connues et hospitalisĂ©es, seules 24 % sont issues des Ligues, la majoritĂ© Ă©tant de provenance nettement plus populaire (garçons de course, commis, petit personnel hĂ´telier…) que les membres des premières. Quant aux objectifs des manifestations, ils diffèrent selon les protagonistes, aucun d’entre eux ne visant un coup d’État que les effectifs et la division des Ligues ne leur permettaient mĂŞme pas d’envisager. Seule l’Action française a un projet clair et explicite de changement de rĂ©gime, mais ses dirigeants ne croient pas eux-mĂŞmes Ă  un « coup de force Â» insurrectionnel en l’absence d’un « Monck Â», militaire ou dignitaire, qui fraierait la voie Ă  la restauration monarchique.

Finalement, le 6 fĂ©vrier vaut surtout par ses consĂ©quences. « Chant du cygne du modèle ligueur Â» inaugurĂ© dans les annĂ©es 1880, il marque Ă  la fois son acmĂ© et le dĂ©but de son dĂ©clin. Le rĂ©investissement puissant de la rue par les gauches, consacrĂ© le 12 fĂ©vrier, bloque aussi le dĂ©veloppement d’un authentique mouvement fasciste, ne laissant la place qu’à un « fascisme de ressentiment Â» qui s’exprimera dans le collaborationnisme des annĂ©es 1940.

Reste un point Ă  discuter. S’il n’y a pas de ligne directe conduisant du 6 fĂ©vrier au Front populaire, c’est bien le choc de l’émeute parisienne qui, sous la crainte d’un « fascisme Â» mythifiĂ© et surĂ©valuĂ©, conduit au contre-choc du 12 et rĂ©injecte l’esprit unitaire Ă  gauche. En ce sens, les journĂ©es de fĂ©vrier 1934 sont bien la scène inaugurale des annĂ©es oĂą s’affronteront anticommunisme et antifascisme. Olivier Dard et Jean Philippet ont signĂ© l’ouvrage de rĂ©fĂ©rence sur cette sĂ©quence aussi courte que dĂ©cisive.

Gilles Vergnon
L’ours n°536 juillet-aoĂ»t 2024.

1 –# Voir Serge Berstein, Le 6 février 1934, Gallimard/ Julliard, « Archives », 1975 et Pierre Pellissier, Le 6 février 1934, Perrin, 2000 (L’ours 301, septembre-octobre 2000)).

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