À partir d’un document exceptionnel dû à un artisan menuisier, c’est l’histoire d’un village au XIXe siècle que restitue Jacques-Olivier Boudon. A propos du livre de Jacques Olivier Boudon, Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français, Belin 2017, 255p, 24€
Article paru dans L’OURS 475, février 2018.Le sociologue Bernard Lahire explique que, dans les milieux populaires, l’on estime ne pouvoir écrire pour se raconter que si l’on a fait quelque chose d’exceptionnel1. C’est sans doute la raison pour laquelle les autobiographies d’ouvriers du XIXe siècle, Agricol Perdiguier (lui aussi menuisier), Martin Nadaud, Norbert Truquin et quelques (rares) autres sont surtout œuvres de militants. Joachim Martin (1842-1897), menuisier dans le village des Crottes, devait se dire que ce qu’il a vécu deviendrait exceptionnel pour les générations à venir. Alors, il a écrit sa vie et celle des habitants de son village de telle sorte que l’on ne puisse pas lire son texte avant quelques décennies : « Heureux mortel, quand tu me liras, je ne serais plus bien sûr parce que c’est pas demain la veille ».
Le hasard et la nécessité
Si Alain Corbin, auquel on pense sans cesse à la lecture de ce livre, a laissé le hasard choisir Louis-François Pinagot, le sabotier du Perche auquel il a consacré un ouvrage en ne trouvant sur cet inconnu que fort peu de traces2, l’impression est forte que c’est Joachim Martin qui a choisi Jacques-Olivier Boudon. Remontant en 2009 la route Napoléon pour préparer un livre sur les Cent Jours, ce spécialiste du Premier Empire réserve une chambre au château de Picomtal, bâtisse médiévale embellie à la Renaissance et qui domine le village, comme c’est communément le cas dans ces paysages alpins. Il y apprend la singulière découverte par les lointains successeurs de Joachim qui refaisaient le plancher d’une pièce du château, une décennie plus tôt, d’un ensemble de considérations écrites au dos de lattes et de cales, au total 72 planches conservées au grenier. Le menuisier avait travaillé chez le châtelain, Jean-Charles Roman, petit notable et érudit local, et longuement discuté avec lui, s’était d’ailleurs intéressé plus que de raison à sa vie privée, mais n’en avait pas moins vécu péniblement les rapports sociaux de domination : « Ô toi seigneur qui habite le château, ne méprise pas l’ouvrier. »
La vie de Joaquim et de son village
Coutume bien ancrée de l’artisanat du bâtiment, Joachim terminait rarement son ouvrage dans les délais prévus. Ce n’est pourtant pas l’ardeur qui manquait à cet homme, initié au métier par son père, travaillant tant que le jour le permet, c’est-à-dire de cinq heures du matin à dix heures du soir au cours de l’été. Comme tous les artisans des campagnes, il était un peu paysan, cultivait son lopin. Il faut dire qu’il avait bien pris son temps avant de devenir sérieux, parce que s’il ne buvait pas lorsqu’il travaillait, il ne se privait point pendant le bal de la fête du village. Jeune homme, il avait été ménestrier, faisait danser les autres et n’hésitait pas à conter fleurette aux demoiselles du canton ; il avait beau dispenser de conseils avisés (« Heureux mortel […] sois plus sage que moi »), il était demeuré quelque peu nostalgique de cette jeunesse insouciante. Ayant été lui-même le fruit d’une conception prénuptiale, il s’intéressait à la vie sexuelle de ses concitoyens, pour beaucoup peu respectueux des conventions. Il n’était pas le seul d’ailleurs, et cet anticlérical n’hésitait pas à reprocher aux prêtres de prétendre empêcher jeunes gens et jeunes filles de danser et de se fréquenter lors des fêtes votives. Et si l’on sait qu’une pétition des villageois a demandé le départ du curé, on comprend qu’il n’était pas non plus le seul à ne pas du tout apprécier les questions circonstanciées de l’homme d’Église, bien caché dans son confessionnal : « Je lui trouve un grand défaut de trop s’occuper de la manière qu’on baise sa femme. »
C’est toute la vie du village qui s’est retrouvée inscrite sous le plancher du châtelain, d’autant plus pertinente que le recoupement avec nombre de sources permet à l’historien de cerner l’emprise des représentations. L’évocation de la vie de chacun des membres de la fratrie de Joachim autorise un jeu d’échelle avec les statistiques démographiques tirées de l’état-civil et des dénombrements de la population, sources à usage communément quantitatif dont Jacques-Olivier Boudon use en une démarche qualitative. C’est toute la vie de la communauté villageoise qui, au moins, affleure. La forêt y était, de longue date, un espace conflictuel tant les enjeux en étaient prégnants. Mais la campagne se trouvait alors bouleversée par la modernité, le chemin de fer que des centaines de terrassiers piémontais traçaient dans la vallée de la Durance. Ces planches ont aussi servi à écrire ce qu’il n’osait pas révéler, un infanticide dont il avait été témoin, relaté avec force détails.
Pourquoi ?
Car si l’on sait comment il a écrit, il est moins aisé de comprendre pourquoi. Certes, un menuisier a toujours sur lui un crayon. Certes, sa mère était protestante et cela a sans doute fortement marqué son rapport à l’écriture et à la lecture, voire à l’objet qu’est le livre et à la pièce qu’est la bibliothèque pour lesquels il avait une véritable vénération. Mais la fréquentation du petit notable monarchiste n’empêchait pas le menuisier d’être sûr de ses idées : « La République a fait de belles choses. »
Christian Chevandier
(1) Bernard Lahire, La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Presses universitaires de Lille, Lille, 1993.
(2) Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Flammarion, 1998.