Le bicentenaire de la naissance de Marx donne lieu ร diffรฉrents types de publications. Cet ouvrage collectif, dirigรฉ par Jean-Numa Ducange et Antony Burlaud, nโentend pas statuer sur lโactualitรฉ de Marx, ni discuter de la pertinence de son ลuvre pour interprรฉter et transformer le monde. Ce qui est la partie la plus visible des controverses quโil continue dโinspirer. Il sโagit ici dโรฉtudier les ยซย usagesย ยป qui ont รฉtรฉ faits de Marx dans lโhistoire politique et culturelle franรงaise.
ร propos du livre publiรฉ sous la direction de Jean-Numa Ducange et Antony Burlaud, Marx, une passion franรงaise, La Dรฉcouverte, Coll Recherches, 2018, 346p, 25โฌ
Article publiรฉ dans LโOURS 480 (juillet-aoรปt 2018), page 1Cinq parties structurent lโouvrageย : la premiรจre, la plus รฉvidente, rend compte de la maniรจre dont les partis politiques se sont appropriรฉs et ont utilisรฉ Marx. La seconde รฉtudie les problรจmes de traduction et de diffusion. Les deux suivantes, plus proprement intellectuelles, voient quelle a รฉtรฉ lโinfluence du marxisme pour les sciences sociales et comment โ par des phรฉnomรจnes dโhybridation โ il sโest mรชlรฉ ร dโautres courants de pensรฉe. Enfin, quelques contributions envisagent Marx et le marxisme vus ยซย dโailleursย ยป, par la droite, les catholiques, les intellectuels africains et chinois. Le livre est composรฉ pour chaque partie dโarticles relativement courts et synthรฉtiques รฉcrits par des connaisseurs du thรจme โ notamment par un nombre รฉlevรฉ de jeunes docteurs et doctorants.
Un mythe mobilisateur
Il est difficile dans un compte rendu nรฉcessairement bref de parler de toutes ces รฉtudes intรฉressantes et suggestives. Quelques remarques gรฉnรฉrales peuvent, cependant, รชtre faites. Une rรฉflexion de Jean-Numa Ducange peut sโappliquer aux usages politiques du marxisme. Il a รฉtรฉ, en effet, ร la fois ยซย prรฉsent ยปย et ยซย pรฉriphรฉriqueย ยป. Marx est acceptรฉ et revendiquรฉ par les socialistes franรงais dรจs la fin du XIXe siรจcle. Mais il est plus un marqueur identitaire quโil nโest une source de rรฉflexions et de travaux originaux. Il agit beaucoup comme un ยซ mythe ยป mobilisateur. Ce caractรจre est renforcรฉ dans lโopposition durable qui se crรฉe entre les socialistes et les communistes aprรจs 1920. La SFIO ne veut pas perdre son identitรฉ rรฉvolutionnaire face ร la critique communiste โ et Marx lui sert de rรฉfรฉrence nรฉcessaire en ce sens. Un paradoxe โ comme le montre Mathieu Fulla โ est que de vรฉritables travaux dโapprofondissement viennent dans une pรฉriode finalement tardive dans les annรฉes 1968-1981, ร la fois, au PSU et au PS, mรชme si les influences keynรฉsiennes et mendรฉsistes ont une influence profonde parmi les experts socialistes. Le retournement des annรฉes 1980 nโen a รฉtรฉ que plus rapide dans la nouvelle donne politique et รฉconomique.
Les communistes, รฉvidemment, ont voulu faire de Marx une rรฉfรฉrence plus exclusive. Mais, cโest le marxisme codifiรฉ par lโUnion soviรฉtique qui a รฉtรฉ dรฉterminant et par lร mรชme longtemps dessรฉchant. Il faut attendre les annรฉes 1960 โ avec notamment le Manifeste de Champigny, en 1966 โ pour que les รฉlรฉments dโune rรฉflexion plus libre et plus inventive se fassent jour. ร juste titre, les auteurs soulignent lโimportance pour la gauche de la mise au point de la thรฉorie du capitalisme monopoliste dโรtat (CME) dans le dรฉbat des annรฉes 1960-1970. Lโaffaiblissement du Parti communiste et lโeffondrement de lโURSS comme, dโailleurs, lโรฉvolution brutale de la Chine, ont plongรฉ les communistes dans une crise identitaire profonde. Mais la mondialisation libรฉrale et ses crises maintiennent un courant de pensรฉe marxiste qui trouve ร sโexprimer dans la gauche franรงaise et pas seulement dans lโextrรชme gauche bien analysรฉe dans ce livre autour de diffรฉrentes problรฉmatiques.
Lโinfluence intellectuelle du marxisme
La seconde rรฉflexion gรฉnรฉrale porte sur lโinfluence intellectuelle. On voit comment Marx et le marxisme sont demeurรฉs cantonnรฉs ร quelques cercles de pensรฉe dans lโentre-deux-guerres. Il faut attendre lโaprรจs guerre, et surtout, les annรฉes 1960, pour que Marx et les รฉtudes marxistes aient rรฉellement droit de citรฉ dans lโUniversitรฉ. La sociologie โ plus que lโรฉconomie โ et lโhistoire ont รฉtรฉ les deux disciplines clefs pour bรขtir cette influence. Non sans que les limites soient bien explicitรฉs. Gรฉrard Mauger analyse finement les rapports de Bourdieu et de son รฉcole avec le marxisme. Lโรฉcole des Annales, quant ร elle, a toujours maintenu une distance critique. Les grandes controยญverses historiographiques sont rappelรฉes, notamยญment en matiรจre dโinterprรฉtation de lโAncien Rรฉgime, entre lโordre et la classe. Le retournement intellectuel des annรฉes 1980-1990, avec la prรฉรฉminence reprise par lโexamen de la contingence en histoire, laisse cependant la pensรฉe de Marx comme une ressource dans nombre dโanalyses. Trรจs รฉclairants sont les chapitres consacrรฉs ร lโexistentialisme, ร la phรฉnomรฉologie โ notamment ร Merleau-Ponty โ et au structuralisme, machine de guerre finalement contre le marxisme.Ce qui amรจne, dรฉjร , ร la quatriรจme partie du livre consacrรฉe aux phรฉnomรจnes dโhybridation thรฉorique, la plus originale du livre et par lร mรชme fort instructive, amenant ainsi ร dรฉpasser les oppositions trop simples, ยซย pour ou contre Marxย ยป. Le travail finalement consiยญdรฉrable consacrรฉ par Raymond Aron ร lโลuvre de Marx (Althusser conseillait aux jeunes รฉtudiants pour commencer de lire Aron pour sโinitier ร Marxย !), montre paradoxalement que mรชme pour critiquer les concepts de Marx, il faut commencer par les connaรฎtre et les comprendreโฆ
Alain Bergounioux