En 2012 se sont tenues à l’ENS de Paris-Saclay (ex-Cachan) plusieurs journées d’étude autour de Jacques Commaille, sociologue, accompagné d’une spécialiste de l’éducation, Virginie Albe, et d’un historien, Florent Le Bot, qui enseignent également dans cette ENS. Le thème en était l’analyse des régulations politiques à travers le temps (du XVIIIe au XXIe siècle) et l’espace (l’Europe et plus largement les pays développés). Par la suite une trentaine de contributions ont été réunies pour constituer un ouvrage de référence sur le sujet. À propos du livre de Virginie Albe, Jacques Commaille, Florent Le Bot (dir.), L’échelle des régulations politiques, XVIIIe-XXIe siècles. L’histoire et les sciences sociales aux prises avec les normes, les acteurs et les institutions, Villeneuve-d’Ascq Presses universitaires du septentrion, 2019, 432p, 28€
Article paru dans L’OURS n°492, novembre 2019.
Ce n’est pas une somme, car le domaine est vaste, mais plutôt une série d’éclairages. Ils sont fortement documentés et permettent de mieux voir les évolutions passées ou en cours dans des domaines précis. L’idée centrale est que les régulations qui s’exercent à travers les décisions de l’État ou sous l’emprise de la « main invisible » des marchés sont désormais soumises à des interactions multiples au-delà de la volonté des acteurs. On s’en aperçoit en croisant les diverses disciplines des sciences sociales (sociologie, économie, psychologie, droit, éducation, etc.) dans une approche historique. Comme l’indique le sous-titre, il s’agit de montrer « l’histoire et les sciences sociales aux prises avec les normes, les acteurs et les institutions ». Vaste programme ! Mais l’important est d’ouvrir une perspective et de définir une méthode. Les auteurs s’inscrivent dans la démarche d’Edgar Morin qui appelle à une pensée complexe pour analyser et comprendre une société complexe. Car aujourd’hui c’est dans la société qu’il faut chercher les modes de régulation susceptibles de répondre aux attentes démocratiques et de contrer les logiques de domination. Ainsi, en matière d’économie, l’État ne peut pas ou ne peut plus se définir comme « régulateur », car ce n’est plus à l’échelle de la nation que peuvent se définir les règles de la vie sociale. De plus s’il s’inscrit dans une logique néo-libérale, il sera vite impuissant et s’il veut imposer son pouvoir, il bloque toute évolution démocratique. L’État peut être désormais médiateur, mais non régulateur
Face à la complexité
Les diverses contributions mettent en évidence des domaines où conflits et contradictions supposent des approches pluridisciplinaires. C’est évident pour la fiscalité qui ne peut plus n’être que distributive, elle est aussi « commutative », parce qu’elle met en relation des acteurs et des projets différents en termes d’espace (local, national, international) et de temps (temps long ou court terme). On le voit bien avec l’article sur « les réformes empilées de la fiscalité locale depuis le milieu du XXe siècle ». Autre exemple : l’école. La République lui donnait pour fonction la formation du citoyen. Aujourd’hui deux autres finalités s’ajoutent : la formation d’un individu en tant que tel et l’acquisition de compétences. L’enseignement des sciences en est à la fois l’illustration et le vecteur.
Après cette mise en cause du modèle classique de régulation des sociétés par l’État, la réflexion se poursuit sur les enjeux d’un nouveau régime de régulation lié à un changement d’échelle. C’est le cas de l’Europe. Sur les questions sociales, on ne peut se passer de la société civile. L’exigence de participation s’impose dans tous les pays. L’évolution des transports par le rail montre la nécessité d’une coopération entre les acteurs, sur le plan des structures comme du statut social. En matière de justice, on fait appel à l’expertise des juges de la Cour européenne. Par contre sur les normes et les relations professionnelles on en reste à des accords nationaux qui bloquent les échanges sur les expériences les plus avancées. Le travail, à l’échelle européenne, fait l’objet d’un « droit mou », alors que l’évolution industrielle (au sens large) demande la définition de règles communes. Le dialogue social doit s’élargir et s’approfondir pour répondre aux processus complexes qui sont en cours dans les différentes branches professionnelles.
Un enjeu démocratique
Dans une seconde partie, les métamorphoses de la régulation des sociétés nous sont présentées à travers deux exemples : celui de la fonction de justice et celui du recours à la science. Dans le premier cas, on constate que le traitement des actes liés à la guerre nécessite des cours internationales, or l’État-nation est de plus en plus confronté à des conflits qui le dépassent. Plus largement une contradiction se développe dans nos sociétés : « le processus de désacralisation de la justice comme institution et de ses professionnels comme gardiens de la loi coexiste avec un sur-investissement sur la justice comme substitut du politique ». La science, de son côté, est fortement sollicitée dans les débats et les conflits d’aujourd’hui. Elle devient ainsi un terrain intéressant d’expérimentation démocratique : des expertises de nature différente s’imbriquent les unes dans les autres, comme le constatent les inspecteurs des installations classées. Là encore la dimension européenne peut permettre d’inventer de nouvelles formes de contrôle démocratique. La même question se pose pour le droit dans l’interface avec le « clinique » sur le champ de la santé.
Plus largement le droit apparaît comme « le révélateur privilégié d’un nouveau régime supranational de régulation des sociétés ». Des contributions très intéressantes concernent la propriété intellectuelle : la question des brevets dépasse en effet le cadre national. Comment favoriser l’innovation et assurer l’autonomie de la science ? Entre les deux guerres, des savants français avaient essayé de définir une « propriété scientifique », mais on ne peut isoler la recherche, ne serait-ce que pour des raisons financières. Les débats récents au Parlement européen sur la protection des brevets et en France sur les droits d’auteur montrent qu’il faut inventer un nouveau régime du droit. Quelles institutions pourraient aujourd’hui le garantir ?
Autre exemple de conflit : l’accaparement des plantes médicinales pour des raisons thérapeutiques et l’intérêt des indigènes, propriétaires des terrains concernés. La délinquance économique appelle aussi des règles à une échelle appropriée, qu’il s’agisse de la drogue, du blanchiment d’argent, de la fraude fiscale, de la criminalité en tout genre. Il faut s’interroger sur « les usages sociaux des normes de référence », au-delà des règles définies par chaque État.
En conclusion, il apparaît bien que l’idée de régulation doit évoluer « en participant de l’existant des sociétés, de leurs contradictions, de leurs dissonances, de leurs écarts, de leurs incertitudes et de leurs incohérences, tout ceci favorisé par une autonomie croissante des acteurs […] un politique confronté à la puissance de l’économique et aux incertitudes de ses territoires, de façon plus générale par une montée en complexité ».
Ce recueil montre bien les nouveaux enjeux du combat pour la démocratie. Il reste à savoir qui le mènera et comment.
Robert Chapuis