La plupart des éditions françaises du Capital de Karl Marx font figurer en avant-propos la lettre de l’auteur au citoyen Maurice La Châtre datée du 18 mars 1872. Cette lettre célèbre fait partie d’une correspondance étalée sur une dizaine d’années entre le philosophe allemand et cette figure centrale et pourtant méconnue de l’édition républicaine et socialiste au mitan du XIXe siècle. François Gaudin, professeur à l’université de Rouen et biographe de La Châtre1 éclaire aujourd’hui d’un jour nouveau l’aventure tumultueuse de la première édition française du Capital. Traduire Le Capital. Une correspondance inédite entre Karl Marx, Friedrich Engels et l’éditeur Maurice La Châtre, Présentée et annotée par François Gaudin, Rouen PURH, 2019, 244p, 19€)
Article paru dans L’OURS n°496, page 8.
Maurice La Châtre (1814-1900) – dont le nom de plume et d’éditeur est Lachâtre – ouvre sa première librairie à Paris en 1839 au sein de laquelle il s’emploie à publier des fouriéristes, Alexandre Dumas, Louis Blanc, et même Louis-Napoléon Bonaparte. Devenu l’adversaire acharné de ce dernier à partir de 1848, il se lie avec Proudhon, organise une communauté icarienne sur le domaine d’un château du Bordelais tout en éditant, entre autres titres républicains et socialistes, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Ses activités lui valent plusieurs procès et, en 1857, une condamnation à cinq ans de prison ferme qu’il évite en rejoignant Barcelone. Revenu en France avant la défaite de Sedan, il prend les armes lors du siège de Paris et participe à la Commune. Contraint de se cacher, il refait ses valises pour l’Espagne. C’est là, à San Sebastian, qu’à l’été 1871, au milieu des exilés, il rencontre le couple Laura Marx et Paul Lafargue. Séduit par Laura, La Châtre s’engage alors à faire traduire et à éditer Das Kapital. Près de cent cinquante ans plus tard, c’est dans une autre valise, découverte dans le château de Germaine Oriol, la descendante de l’éditeur, que François Gaudin a trouvé les cinquante-trois lettres inédites de la correspondance publiée ici après une passionnante introduction.
Trouver un traducteur
L’offre de l’éditeur à Marx n’avait rien d’évident. En 1871, Das Kapital n’a pas encore rencontré en Europe le succès qui sera le sien au siècle suivant : l’édition allemande tirée à mille exemplaires mettra cinq longues années à s’écouler, la traduction russe ne paraîtra qu’en 1872 et l’anglaise, limitée au premier livre, qu’en 1884, après le décès de l’auteur. La française, pour laquelle Marx se démène depuis qu’il a mis la dernière main au texte, s’est jusqu’alors heurtée à l’échec des tentatives répétées de trouver un traducteur : Élie Reclus, le frère libertaire d’Élisée, en demandait un prix trop élevé ; Clémence Royer, la traductrice de Darwin souhaitée par Marx n’a pas plu à Paul Lafargue ; Charles Keller, militant de l’Internationale, a traduit les trois premiers chapitres avant d’abandonner le projet pour se concentrer sur le 18 Brumaire et lorsque Victor Jaclard et Anna Corvin, unissant leurs forces, s’y sont attelés, le fruit de leur travail inachevé a été saisi par la police versaillaise. La cause profonde de cet échec, qu’un regard rétrospectif tend à négliger, est pourtant simple : personne n’attend cette traduction. En 1871, Karl Marx demeure encore relativement anonyme, même pour quelqu’un d’aussi intégré dans les milieux socialistes que Maurice La Châtre. Hormis Proudhon et Hermann Ewerbeck2, un autre exilé allemand traducteur de Cabet, rares sont ceux qui auraient pu parler de Marx à l’éditeur. Ainsi, quand La Châtre annonce au couple son intention de traduire et d’éditer l’ouvrage, Lafargue comprend immédiatement sa chance et s’empresse d’écrire à Engels qu’il a trouvé « l’oiseau rare ». Commencent alors quatre années d’une entreprise éditoriale laborieuse que dévoile cette correspondance entre auteur et éditeur, à laquelle participent aussi Friedrich Engels, Charles Longuet, l’imprimeur, le gérant et un employé de la librairie.
Une fois les clauses du contrat négociées – prise en charge des frais de traduction par l’éditeur et participation de l’auteur au financement de l’édition, publication de l’ouvrage en feuilleton de quarante-quatre livraisons exigée par La Châtre, prix qui le mette « à la portée des plus petites bourses » réclamé par Karl Marx – il faut trouver un traducteur. Sur les conseils de Longuet et Vaillant, Marx opte pour le Bordelais Joseph Roy, déjà traducteur de Feuerbach.
Publier Le Capital
Débute alors le grand ballet : le manuscrit de la seconde édition allemande qui sert de base à la traduction est envoyé à Bordeaux. Page après page, Roy le traduit et l’expédie à Marx qui, depuis Londres, adresse ses corrections à l’imprimeur parisien. Les errements du service des postes, les erreurs répétées de l’imprimeur, les inexactitudes de la traduction ont plus d’une fois raison de la patience de Marx qui sollicite l’intervention du gérant de la librairie. Depuis l’Espagne, la Belgique, puis la Suisse, La Châtre supervise à distance le travail qui accumule les retards. Les dernières années sont les plus difficiles : condamné par contumace comme communard, La Châtre voit sa librairie placée entre les mains d’un administrateur judiciaire qui fait tout son possible pour retarder la publication. Finalement, après bien des péripéties que la correspondance nous laisse entrevoir Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre premier. Le développement de la production capitaliste, de Karl Marx, traduction de Joseph Roy, parait en livre complet chez les éditeurs Maurice Lachâtre & Cie en novembre 1875.
Les échanges entre les protagonistes, que François Gaudin nous offre de suivre en déchiffrant les missives reproduites en fac-similés, laissent entrevoir les conséquences toutes matérielles du contexte politique de l’époque.
Quelques trouvailles
Et puis, çà et là, perce autre chose que les tracas éditoriaux. Des commentaires sur la situation politique espagnole – La Châtre rend compte des combats entre les bandes carlistes et le gouvernement d’Isabelle II – et des pronostics sur la politique française, Marx assure ainsi qu’à Berlin « dans les cercles les mieux instruits, on considère la fusion [entre légitimistes et orléanistes] comme une chose perdue et le rétablissement de la monarchie en France comme un rêve qui ne s’accomplira pas. » Un commentaire de Marx sur Eugène Sue : « Il m’a toujours paru avoir mieux servi la lutte de classes, la base réelle du socialisme, que les socialistes en titre de son époque » même si « il est infecté comme le socialisme français de son époque de sentimentalisme. Il y mêle du spiritisme que je déteste. Comme tous les romanciers et artistes, ce n’est pas la classe ouvrière proprement dite, mais cette dernière couche de la société bourgeoise, qu’on appelle “les classes dangereuses”, d’où il tire ses héros et ses tableaux. » Et même des discussions théoriques : des piquantes explications de texte de Marx lui-même : « La méthode est tout à fait différente de celle appliquée par les socialistes français et autres. Je ne prends pas pour mon point de départ des idées générales comme l’égalité etc., mais je commence, au contraire, par l’analyse objective des rapports économiques tels qu’ils sont et c’est pour cela l’esprit révolutionnaire du livre ne se révèle que graduellement. » Explications auxquelles La Châtre répond par des suggestions : « Tout, absolument tout, peut être considéré comme capital, et les classes privilégiées ne se font pas faute de s’approprier tout ce qu’elles peuvent, l’eau et l’air même, puis d’en assurer la propriété à perpétuité à leur descendance, grâce au principe d’hérédité qui consolide les vols, les dilapidations, qui – semblable au feu – purifie toutes les impuretés d’origine. »
La dernière lettre de Maurice La Châtre à Karl Marx est datée de 1879. Rentré à Paris après la grâce amnistiante des communards accordée par le président Grévy, l’éditeur qui a « repris sa place de combat » et s’affirme « prêt pour les nouvelles luttes » fait le bilan de l’entreprise : c’est un « bien triste résultat ». En six ans, seulement 600 ou 700 exemplaires du Capital ont été vendus. Il faudra donc attendre le siècle suivant pour voir la publicité pour Le Capital que La Châtre a imaginé devenir vraie. Prophétiquement elle annonce : « Cet ouvrage, que les socialistes des différentes écoles ont surnommé la “Bible des ouvriers” doit se trouver dans toutes les familles. » Juste au-dessus, l’exergue proclame : « La science prépare les révolutions et en assure le triomphe. »
Milo Lévy-Bruhl
(1) Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900), Limoges, Lambert-Lucas, 2014, 464 p.
(2) Amaury Catel, Le traducteur et le démiurge, Hermann Ewerbeck, un communiste allemand à Paris (1841-1860), Nancy, éditions Arbre bleu, 2019 (L’OURS 494).