En écho à l’article d’Alain Bergounioux, relire, «exhumé» de nos archives, un article de Rémi Lefebvre paru dans L’OURS 274 (octobre 1997-janvier 1998), dernier journal publié avant le changement de format et de mise en page. Son chapô était le suivant : « Frédéric Sawicki dans un récent ouvrage intitulé Les réseaux du parti socialiste, sociologie d’un milieu partisan, plaide, à travers l’analyse de trois fédérations (le Pas-de-Calais, le Var et l’Ille-et-Vilaine), pour une approche sociétale du parti socialiste. »
« Le parti socialiste a remporté les élections législatives », « le parti socialiste tient son congrès », « le parti socialiste a rencontré la CFDT »… Nombreux sont les discours, qu’ils soient journalistiques ou « scientifiques », qui font exister le parti sur le mode d’une chose ou d’un sujet doté d’une intentionnalité, parlant d’un seul homme. Le langage commun fait spontanément parler, agir, penser le parti politique. Dans un ouvrage aussi bref que fondateur1, Michel Offerlé a brillamment déconstruit cette image réifiée du parti politique en montrant qu’il est un espace institué de concurrence et de luttes pour la définition légitime de l’organisation. Considérer le parti comme une entité cohérente, c’est ignorer qu’il est un champ de tension et de lutte permanente.
Le parti et la société
Pour Frédéric Sawicki, auteur d’un récent ouvrage 2 sur le parti socialiste tiré de sa thèse de science politique, c’est aussi méconnaître les conditions localement très diversifiées qui sont au principe de sa structuration. Sous le même label socialiste coexistent, selon l’auteur, des fédérations renvoyant à des pratiques et des réalités très distinctes. L’analyse de l’auteur doit beaucoup au travail de Michel Offerlé, mais elle le prolonge et le dépasse sur de nombreux points en le réencastrant dans des rapports sociaux concrets. On ne peut pour Frédéric Sawicki penser les relations partisanes que sous l’angle de la concurrence, uniquement comme une entreprise politique tournée vers la conquête des positions de pouvoir. Il faut donc réintroduire le « liant invisible » qui cimente le parti, rendre compte des dimensions interindividuelles et familiales qui sous-tendent les implantations. Tel est l’objet principal de cet ouvrage. Au-delà de l’étude du parti socialiste qui constitue, plus largement, le prétexte pour analyser concrètement les intrications entre activités sociales et politiques, il s’agit pour le politiste de plaider pour une nouvelle approche, sociétale, des partis politiques. C’est dire donc l’ambition de l’ouvrage.
Dans une longue introduction, Frédéric Sawicki dresse d’abord un bilan des études consacrées au parti socialiste pour mieux s’en démarquer3 et fourbir ses armes théoriques. Ces études mettent l’accent sur le poids des règles institutionnelles (les transformations institutionnelles de la Ve République par exemple), les conduites d’acteurs politiques de premier plan (François Mitterrand) ou le poids d’événements aux conséquences décisives (le congrès d’Épinay). L’analyse, centrée sur les débats politiques et intellectuels, porte le plus souvent sur les arènes parisiennes. L’auteur s’inscrit nettement en opposition avec ces diverses approches qui ont en commun, selon lui, d’expliquer « le politique par le politique ». Le parti socialiste gagne au contraire à être analysé comme « un fait social, inséparable d’autres faits sociaux ». Les concepts de milieu partisan et de site d’interaction doivent permettre de mettre à jour les processus sociaux sur lesquels le parti s’appuie ici et là, le concept de réseau d’appréhender les phénomènes de multipositionnalité des acteurs.
Aborder le parti
socialiste par sa base
Ses jalons théoriques posés, l’auteur met sa grille d’analyse à l’épreuve de l’étude de trois fédérations. L’approche théorique laisse alors presque totalement la place à des analyses empiriques très minutieuses et documentées. Trop souvent, les analyses de fédérations socialistes ne sont qu’une juxtaposition trop peu articulée de dimensions politiques distinctes : un chapitre sur l’implantation électorale, sur « l’idéologie » ou la « sensibilité politique » fédérale, la vie interne, les élites… Ce n’est pas le cas ici. En privilégiant l’analyse des réseaux sociaux, l’auteur parvient à tenir ensemble ces diverses dimensions. Formes organisationnelles, pratiques militantes, stratégies politiques et dispositions sociales des dirigeants sont analysées conjointement. Les fédérations étudiées ont été choisies pour leurs caractéristiques contrastées : une fédération ouvrière, le Pas-de-Calais, celle du Var marquée par la personnalisation des relations politiques et celle de l’Ille-et-Vilaine, sans caractéristique tranchée.
Il est traditionnel de qualifier le Pas-de-Calais de fédération ouvrière. Mais cette particularité dont les élites fédérales ont fait une marque n’a jamais été véritablement interrogée. Comment cette caractéristique a-t-elle par ailleurs résisté au déclin des mono-industries ? Cette permanence résulte à la fois du poids de réseaux denses et consolidés et du travail de mobilisation des dirigeants. Les réseaux laïques, syndicaux (proches de Force ouvrière) et municipaux fondent la pérennité de l’influence socialiste et sa capacité à prendre en charge les besoins sociaux de la classe ouvrière. On ne peut détailler ici l’ensemble des analyses. Frédéric Sawicki montre notamment que si l’instituteur s’est imposé dans cette fédération, c’est que ce métier conférait un statut permettant de concilier compétence scolaire et fidélité de classe. L’identité fédérale résulte in fine autant des propriétés objectives de la fédération que du travail politique de stylisation des élites partisanes. L’auteur montre ainsi comment le guesdisme que de nombreuses analyses essentialisent a pu être « inventé » et activé par les dirigeants fédéraux.
D’autres pratiques et d’autres codes de signification dominent dans le Var. Un mode de domination favorable à une personnification des relations de pouvoir ainsi qu’une faible structuration partisane s’y sont peu à peu imposés. La force du soldanisme, marque fédérale pendant près de quarante ans, tient dans son ancrage dans les cercles, coopératives, loges et autres formes de sociabilité égalitaires et dans l’économie viticole. L’attachement personnel prend ici le pas sur l’esprit de parti, la fidélité sur la conviction, l’amitié sur la fraternité militante.
Le cas de l’Ille-et-Vilaine permet enfin d’analyser comment le socialisme a pu se développer dans un milieu relativement hostile (catholique). La genèse particulière de cette fédération et son contrôle par des responsables rennais extérieurs au milieu des « catholiques de gauche » concourent à expliquer son absence d’identité marquée et la prégnance des logiques de courant qui dominent son fonctionnement.
Le général et le
particulier
L’ouvrage de Frédéric Sawicki emporte l’adhésion tant par ses avancées théoriques stimulantes que par l’impressionnant et minutieux travail de terrain qu’il mobilise. Il ne donne ainsi guère prise à la critique. On pourra néanmoins lui objecter le trop peu d’attention qu’il accorde aux discours politiques. À se centrer principalement sur les pratiques partisanes, le travail politique et symbolique des dirigeants, les interactions concrètes, l’auteur ne minore-t-il pas l’influence des discours politiques, qui sont d’ailleurs une des dimensions de l’homogénéisation du parti socialiste? Par-delà leur diversité et leurs usages différents du label partisan, les socialistes de Redon comme de Liévin, de Toulon comme de Paris ne partagent-ils pas un certain nombre de croyances et de représentations communes qui peuvent faire sens pour chacun d’entre eux ? Ces discours ne constituent-ils que des registres de justification à la disposition des dirigeants ? Le lecteur a de plus parfois l’impression que l’analyse des fédérations est décrochée d’une conjoncture et d’un contexte nationaux plus larges. Tout se passe comme si l’attention aux processus sociaux locaux sur lesquels prend appui chaque fédération induisait la méconnaissance de l’environnement plus global dans lequel elle baigne. L’auteur tient ainsi peu compte de la place des fédérations dans les débats du parti où se construit sans doute aussi leur identité. Si, comme l’affirme l’auteur, un parti est indissociablement ce qui se passe en différents sites et le produit de l’interaction entre ces différents sites, force est de constater que cette interaction est finalement peu étudiée. L’approche localisée adoptée appelle une dernière remarque. Cette perspective conduit l’auteur à mettre en évidence l’imbrication des activités sociales et politiques. Mais faut-il en inférer plus généralement l’hétéronomie du politique par rapport au social ? L’analyse du milieu partisan central, même si elle montrerait sans doute l’ancrage des dirigeants dans des réseaux sociaux, ne conduirait-elle pas à mettre à jour une autonomie plus grande du politique4 ?
Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité de l’ensemble. Gilles Candar dressait récemment dans ces colonnes5 un état des lieux des travaux consacrés au socialisme. Nul doute qu’il faudra désormais compter avec l’approche sociologique novatrice de Frédéric Sawicki qui ouvre un champ de recherche immense.
Rémi Lefebvre
(1) Michel Offerlé, Les partis politiques, PUF, 1987.
(2) Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Belin, 1997, 130 F.
(3) On trouvait déjà cette posture en préambule de l’ouvrage de Michel Offerlé susmentionnée.
(4) Pour l’auteur, l’étude d’un courant ou de « la rue de Solférino » est justiciable de la même grille d’analyse.
(5) Gilles Candar, « Quelle histoire pour le socialisme ? État des lieux », L’OURS n°271, mars-avril 1997, p. 7-9.