Bd, cinĂ©ma, thĂ©Ă¢tre, sons… chaque mois nos chroniqueurs explorent les nouveautĂ©s du moment, expliquent leurs choix, et invitent nos lecteurs Ă partager leurs coups de cÅ“ur. En avril, des hommes et des femmes en lutte au cinĂ©ma (Dark Waters de Todd Haynes) et en BD ( Philippe Thirault et Roberto Zaghi, Le vent des libertaires, 2, Les humanoĂ¯des associĂ©s et Bruno Loth et Corentin Loth, Viva l’anarchie, BoĂ®te Ă Bulles), en rĂ©flexion (Huis clos, de Jean-Paul Sartre), en explorations sonores (Ornicar, Maelstrom, association Puzzle).Â
Cinéma : Robert Bilott, notre héros ordinaire, par JEAN-LOUIS COY
Film-dossier, cinéma de la vérité, idéalisme hollywoodien actuel ou courage d’un auteur indépendant reconnu (Le Musée des merveilles, L’OURS 473) il est certain que Todd Haynes nous surprend avec Dark Waters. (a/s de Dark Waters de Todd Haynes, USA, 2019, 2 h 06, avec M. Ruffalo, T. Robbins)
Sa filmographie originale nous frappait par l’audace, la diversité des sujets, la précision d’une mise en scène esthétique et la direction d’acteurs… ou d’actrices pour ne citer que les exceptionnelles Julianne Moore dans Loin du Paradis, Cate Blanchett et Rooney Mara dans Carol (L’OURS 334 et 456) ! (divins mélodrames).
Dark Waters est un film engagĂ©, tenace, tirĂ© au cordeau Ă sa vitesse propre, sans effet particulier, qui traite d’une tragĂ©die sociale, Ă©cologique, sanitaire, le ravage de notre environnement. Une vieille affaire datant officiellement des annĂ©es 70 et sans doute bien antĂ©rieure, la dĂ©couverte d’un territoire dĂ©vastĂ© par l’industrie chimique qui s’en sert de dĂ©potoir. Le synopsis est simple, un avocat d’affaire bien en place, confortable, se voit contactĂ© par un paysan de Parkesburg en Virginie occidentale. Celui-ci lui annonce que les vaches meurent les unes après les autres, que des personnes sont malades, que l’eau de la rivière est polluĂ©e (première sĂ©quence du film admirable). Or, l’avocat, Robert Bilott, a passĂ© son enfance dans ce lieu. Bien vite, il sait qu’il faudra s’attaquer Ă la super machine DuPont mais Ăªtre conscient que tous, victimes et pollueurs, sont au courant.
Et le combat dĂ©bute. L’avocat est un idĂ©aliste sombre et tenace, bon père de famille, croyant et standardisĂ© selon les modèles de la classe moyenne. Il ne se demande pas s’il faut gagner, il s’épuise dans un marathon idĂ©ologique et judiciaire que le metteur en scène Todd Haynes contrĂ´le sans rien lĂ¢cher. Face Ă lui, le directeur gĂ©nĂ©ral incriminĂ© joue son rĂ´le de requin intouchable, son propre patron (Tim Robbins) ne le lĂ¢che pas mais craint le rĂ©sultat, le paysan le harcèle, les cas sanitaires se succèdent, son Ă©pouse « assure » le quotidien avec mal.
Nous suivons Ă notre tour le trajet entrepris par ce personnage principal auquel Mark Ruffalo a su donner une force tranquille, patiente, obstinĂ©e qui, dans le mĂªme temps, le dĂ©truit de l’intĂ©rieur, nourrit une obsession capable Ă la fois de l’isoler et de le mettre en danger physiquement.
Seul contre tous
Il est bien entendu que le sujet du film en soi ne nous surprend pas, La Firme (S. Pollack, 1993) ou Révélations (M. Mann, 1999) et Erin Brockovich, seule contre tous (S. Soderbergh, 2000) parmi d’autres l’ont traité, mais ce sont la manière, le style, l’expérience cinématographique que nous désirons évoquer.
D’abord la difficultĂ© d’aborder une « histoire vraie » (quel truisme !) et d’en crĂ©er une fiction, l’exigence du dĂ©coupage, le son (c’est une sĂ©rie musicale alliant le rythme, la diversitĂ©, capable « d’adoucir », « serrer », mĂªme « élancer » le sujet du film), la temporalitĂ©, la dĂ©monstration, avec le risque Ă©vident du « cliché » (l’hystĂ©risation et sa mise en scène frĂ©nĂ©tique attendues dans le genre).
Ensuite, il y a la couleur, une passion connue de Todd Haynes dont les films sont parfois des merveilles de lumière ; ici le sombre domine, pas la nuit, le marécage vert sale, la grisaille au dessus des prés desséchés, la tristesse morose d’une petite ville en désarroi, nous ne sommes pas dans le documentaire mais au fond d’une mine gigantesque abandonnée aux « très riches ». Il n’y a plus de soleil pour les déshérités.
Ce que le cinéaste depuis le début de sa carrière désire mettre en exergue est avant tout la rébellion contre les normes édictées, la volonté de vivre avec sa vérité comme le couple de Loin du paradis ou celui de Carol. Robert Bilott est un héros ordinaire mais aussi et d’abord notre héros parce qu’il abandonne à un moment donné sa zone confortable pour sauvegarder l’universel qui sommeillait en lui.
Enfin, Dark Waters est un film politique et Todd Haynes a su d’une manière superbe utiliser un genre, David contre Goliath, le profit industriel contre l’appauvrissement des Ăªtres et des terres. Seul un grand acte de cinĂ©ma cĂ©lĂ©brĂ© par un vrai cinĂ©aste sait en parler sans emphase mais avec l’amour de son art.
Jean-Louis Coy
L’actu des bulles : Bulles d’anars, par SYLVAIN BOULOUQUE
(a/s Philippe Thirault et Roberto Zaghi, Le vent des libertaires, 2, Les humanoĂ¯des associĂ©s, 2020, 56p, 14,50 € et Bruno Loth et Corentin Loth, Viva l’anarchie, BoĂ®te Ă Bulles, 2020, 80p, 18€)
Signalons deux nouvelles bandes dessinées sur des personnages centraux et mythiques de l’anarchisme. La première poursuit le récit romancé de la révolte makhnoviste entamé dans premier volume paru à l’automne (L’OURS 492) par un habile jeu de va et vient entre 1919 et 1934, date de la mort de Nestor Makhno. L’auteur ne cache rien. S’il s’agit d’une fiction, le fil narratif analyse la violence de la révolution en Ukraine sous toutes ses formes, le rôle du pouvoir bolchevik et les tentatives désespérées du leader anarchiste dans le combat pour l’Ukraine libre.
La seconde imagine une rencontre entre Makhno et Durruti, les deux figures hĂ©roĂ¯ques de l’anarchisme. Le procĂ©dĂ© narratif et pĂ©dagogique est agrĂ©able. Le 14 juillet 1927, lors d’une rĂ©union de soutien aux militants espagnols dont Durruti qui a Ă©tĂ© emprisonnĂ© pour une tentative d’attentat contre le roi Alfonso XIII puis libĂ©rĂ© par le gouvernement français, Makhno et lui croisent notamment Louis Lecoin et d’autres anars. Les auteurs en profitent pour faire un procès narquois des cĂ©lĂ©brations patriotiques. Un repas fraternel suit la rĂ©union et les figures du mouvement libertaire se succèdent, SĂ©bastien Faure, Berthe Faber et Émilienne Morin, qui va devenir la compagne de Durruti, Gallina Makhno. Ils dĂ©battent, confrontent leurs expĂ©riences, lâ€™Ă¢ge de la clandestinitĂ© en Russie et le temps des pistoleros dans l’Espagne des annĂ©es 1920 mais aussi les expĂ©riences pĂ©dagogiques. Gallina raconte sa vie d’institutrice avant la rĂ©volution, fortement influencĂ©e par les rĂ©flexions pĂ©dagogiques de l’école rationaliste espagnole Franscico Ferrer. Deux rĂ©ussites graphiques et narratives.
Sylvain Boulouque
L’OURS au thĂ©Ă¢tre : Confiné… avec Jean-Paul Sartre, par ANDRE ROBERT
L’actu des sons : Conjonctions, par FREDERIC CEPEDE
(a/s Ornicar, Maelström, 2019, association Puzzle, 11 titres, 57’)
Pourquoi Ornicar ? Peut-Ăªtre parce qu’ils sont trois, et que leur propos bien coordonnĂ© emprunte de multiples directions (entre Ă©criture serrĂ©e et improvisations, voire ambiances bruitistes), et que le trio n’hĂ©site pas Ă bifurquer quand ça lui plait. Joachim Machado (guitare), Renan Richard (sax baryton, plutĂ´t rare en jazz ou en pop) et CĂ´me Huveline (batterie) sont « en rĂ©sidence » depuis au moins deux ans au Baiser SalĂ© (Rue des Lombards, Paris) oĂ¹ ils prĂ©sentent Ă la fois ce projet ou participent Ă d’autres formations, et en bien d’autres lieux. Ils ont donc eu le temps de tester Ă la fois les compositions, les sons et effets pour sortir la tĂªte haute de ce Maelström.
Dès le deuxième titre, (je fais l’impasse sur le premier morceau moins original) « Choral », l’ambiance se fait dense et mĂ©ditative : sur une sorte de faux rythme, des accords de guitare marquent le temps, ouvrent et ferment des pistes, avant l’entrĂ©e du sax qui trace sa mĂ©lodie en jouant de toute sa tessiture, insinuant une espèce de ritournelle. Le ton est donnĂ©, et la suite opère dans la mĂªme veine, avec des sortes de boucles sur lesquelles se promène le baryton (« Rooftop »). « Savannah » complexifie la matière dans une montĂ©e en puissance envoĂ»tante. Une musique très Ă©vocatrice d’espaces (Ă l’instar de la mini suite « Chanson pour une herbe folle », pt. 1 et pt.2 ), ou d’images (« Granit »). Le ton change et se fait plus brutal avec « Supernova » ou « Triboulet » (la guitare sature comme il faut). « Le rĂªve de trop » achève en beautĂ© ce CD d’un jeune trio plein de promesses.
Frédéric Cépède