La France est un vieux pays. On aime bien lier le présent à des références historiques. Pour certains nous sommes en 1789, pour d’autres en 1930. Pour Emmanuel Todd, ce serait plutôt vers 1848, quand Marx écrivait Les luttes de classes en France. Il reprend donc ce titre en le resituant dans notre siècle. (à propos de Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France, Seuil, 2020, 384p, 22€).
Article publié dans L’OURS 497, avril 2020.
Encore faut-il savoir de quelles classes il s’agit. A travers l’analyse de nombreux sondages et de « vraies » statistiques (car l’INSEE nous trompe), l’auteur va découvrir avec nous « le tableau d’une société homogène qui se prépare pour un choc frontal entre ceux d’en haut et les autres, même si cette lutte finale est loin d’être pour demain à 17 heures ou même pour dans cinq ans »… Car cette société est entrée dans un déclin inexorable et une crise mortelle depuis 1992 avec le traité de Maastricht et la création de l’euro. Mais en 2018, un nouveau cycle commence, celui des Gilets jaunes, et l’espoir renaît.
La faute à l’euro
Pour Todd, pas question d’inégalités. Il y a une baisse générale du niveau de vie. En 2008 ce fut la Grande Récession « aggravée à partir de 2011 par l’inaction de la BCE » et nous entrons aujourd’hui dans la Très Grande Récession. Avec l’euro, la France s’est soumise à l’Allemagne et a perdu son industrie. L’intelligence elle-même a dépéri : « la proportion de la population qui fait des études supérieures augmente, le niveau de ces études supérieures baisse ». L’évolution des familles montre leur atomisation au profit d’un État dominateur. Pour Todd, la société se divise en trois strates, dont le premier (20 %) se répartit lui-même en deux catégories : le 1 % qui constitue « l’aristocratie stato-financière » (avec 0,1% de milliardaires, soit nettement moins que dans d’autres pays, dit-il) et les 19 % formés par une petite bourgeoisie qui se croit dominante. Une strate prolétarienne de 30 % (ouvriers ou employés non qualifiés) et entre les deux une majorité de 50 % avec « une classe moyenne dominante dans un contexte d’appauvrissement ». Depuis 1992, on assiste à un double effondrement : religieux et social. C’est désormais « le triomphe de la fatigue dépressive et de l’incertitude identitaire ». On se suicide moins, car « depuis Maastricht un type nouveau de renonciation psychique s’est répandu dans la société ». On en voit les conséquences sur le plan politique.
Aux élections, la France se répartit entre des régions centrales plus anarchiques avec des familles atomisées et des régions périphériques plus disciplinées avec des familles souches. Mais en réalité, toutes les catégories sociales sont touchées par la récession, y compris l’aristocratie stato-financière, obligée de se soumettre au diktat allemand. Il faut se représenter la France comme un bateau qui coule : matelots et officiers subissent le même sort. Il y a des sursauts, comme en 2005 avec le non au référendum constitutionnel européen, suivi d’une révolte des banlieues. Mais ensuite Sarkozy et Hollande se sont contentés de gérer la crise. Avec Macron, l’État réaffirme et consolide son pouvoir. C’est la haute fonction publique qui l’occupe désormais, plutôt que la finance, le grand capital, qui préférait Fillon. C’est le règne des énarques qui se croient intelligents, mais sont seulement « les fidèles serviteurs de la logique de l’euro ». Todd est formel : « beaucoup plus qu’une dynamique néo-capitaliste, néo-libérale ou de classe, le macronisme me semble exprimer le souffle puissant du vide social : vide de projet, vide de morale et déficit cognitif ».
Vive les Gilets jaunes !
Heureusement la vieille France a réagi par la révolte des Gilets jaunes : « la France rebelle est toujours vivante ». C’est « le Mai 68 de la baisse du niveau de vie ». Ils ouvrent un nouveau cycle (2018-2068), comme le montrent leurs actions ou leurs propos (voir de nombreuses citations). Ils sont soutenus par la population (70 % d’avis favorables), même à Neuilly par exemple… Face à eux s’est dressé le parti de l’ordre derrière Macron, c’est la répression policière avec l’appui des juges et des journalistes. On en revient au XIXe siècle. L’avenir est incertain : « toute la France est derrière les Gilets jaunes, mais pas tous les Français ». Il n’y a pas de polarisation, ni autour de Macron (22,4 %) ni autour du RN (23,3 %) et la France insoumise a explosé. Un risque existe, celui de la fascisation avec une sorte d’alliance entre Macron et Le Pen, un fascisme à la française dont l’affaire Benalla fut le révélateur. Il faudrait un nouveau parti, dans l’esprit des Gilets jaunes, un « léninisme libéral » en quelque sorte. Son programme énoncera des priorités : refonder l’INSEE, gouverner avec ceux qui sortent des grandes écoles scientifiques et non de l’ENA , envoyer les anciens dirigeants devant la justice pour qu’ils rendent des comptes. Des alliances seront indispensables. Pour sortir de l’Euro, il faudra « un appui massif des autorités monétaires américaines, de la FED ». La politique de Trump pourrait nous convenir pour échapper à « un système impérial européen dominé par l’Allemagne ». Une fois encore « le salut de la France passe par l’aide des Américains ». Todd n’est pas à un paradoxe près : il conclut en soulignant le besoin d’un nouvel élan religieux, un nouveau christianisme. Par leurs actions de saccage, « les Gilets jaunes n’ont-ils pas à leur manière tenté de chasser les marchands du temple ? »
Une autre idéologie…
En terminant par cette apothéose, Todd nous donne le ton de son ouvrage. Il ne craint pas le sarcasme quand il rappelle que « Bérégovoy a eu l’élégance d’être le dernier de nos dirigeants à se suicider » ou que « Castaner a commencé sa carrière en jouant au poker avec des truands marseillais ». Il ne craint pas non plus de multiplier et de manipuler des tableaux statistiques en montrant par des jeux de corrélations qu’elles vont toutes dans le sens de ses démonstrations. Pour lui, avec le règne de l’Euro, c’est le déclin économique, l’effondrement social, l’abêtisssement culturel, l’anomie politique. Enfilant un gilet jaune, il s’en prend aux « électeurs français qui n’en finissent pas de voter pour des marionnettes de plus en plus nombreuses et de plus en plus dangereuses ». Sus à Macron, mais pas question de rejoindre Le Pen (il s’en distingue nettement à propos de l’immigration), il aurait préféré Philippot. Finalement il a une autre référence, il partage une autre idéologie, celle d’un candidat devenu habituel à l’élection présidentielle. Emmanuel Todd est bel et bien le gourou d’Asselineau.
Robert Chapuis