Le sentiment dominant est bien aujourdโhui que lโUnion europรฉenne vit une ยซย crise existentielleย ยป. Le Brexit โย aux consรฉquences incertaines โย lโinterroge sur son sens mรชme.ย Luuk Van Middelaar dans son livreย Quand lโEurope improvise. Dix ans de crises politiquesย (Gallimard Le Dรฉbat, 2018, 412p.) propose son diagnostic.
Article paru dans le dossier “Les crises de l’Europe, 1945-2018”, pilotรฉ par Gรฉrard Bossuat et Maurice Braud, L’OURS hors-sรฉrie Recherche socialiste 84-85, juillet-dรฉcembre 2018.
Les problรจmes et les dรฉfis qui se sont accumulรฉs dans la derniรจre dรฉcennie, crise de lโeuro, crise ukrainienne, crise migratoire, dans un contexte international rendu (et pas seulement par lโeffet Trump) au jeu sans fard des grandes puissances, mettant ร mal la patiente construction dโun multilatรฉralisme maรฎtrisรฉ, posent inรฉvitablement la question de savoir si lโUnion europรฉenne survivra ร ces chocs, minรฉe de lโintรฉrieur par des visions politiques fortement antagonistes.
Cโest dire que le livre de Luuk Van Middelaar arrive ร point pour susciter notre rรฉflexion. Il analyse, en effet, la dรฉcennie prรฉsente โย depuis la grande crise financiรจre et รฉconomique de 2007-2008 โย pour mettre au jour la maniรจre dont les Europรฉens ont fait face et ce quโils ont fait de la construction europรฉenne par leurs ยซย improvisationsย ยป politiques. Cโest le titre de lโouvrage, Quand lโEurope improvise, qui prend la suite dโune prรฉcรฉdente รฉtude de 2012 qui avait dรฉjร retenu lโattention : Le passage ร lโEurope. Histoire dโun commencement1. Il y mettait bien en รฉvidence la coexistence dans cet ยซย objet non identifiรฉย ยป โย pour reprendre une expression de Jacques Delorsย โย de plusieurs logiques, fรฉdรฉrale, confรฉdรฉrale, juridique, pour lโessentiel qui sโentremรชlent et crรฉent une inรฉvitable complexitรฉ. Les รฉvolutions, cependant, lโamenaient ร se rรฉinventer pragmatiquement. Et lโeffort du livre รฉtait de dรฉcrire un ยซย espace intermรฉdiaireย ยป qui sโest crรฉรฉ peu ร peu entre les รtats et la communautรฉ, une ยซย table des รtatsย ยป en quelque sorte, qui a pris de plus en plus de consistance. Aucune logique, toutefois, ne lโemportait clairement.
La politique de l’รฉvรฉnement
Le livre actuel repart de ce jugement et le passe au crible des crises de la dรฉcennie. Lโauteur fait le constat que lโUnion europรฉenne passe progressivement dโun systรจme europรฉen dominรฉ par ยซย la politique de la rรจgleย ยป ร un systรจme dans lequel lโUnion europรฉenne doit mener, de plus en plus, ยซย une politique de lโรฉvรฉnementย ยป. Les transformations que cela implique dans les conceptions et les pratiques de lโaction europรฉenne font lโobjet du livre. Comment la politique saisit la construction europรฉenne ? Pour ce faire, deux sรฉries dโanalyses sont prรฉsentรฉes, la premiรจre fait le rรฉcit des crises que vient de connaรฎtre lโUnion europรฉenne pour en tirer les enseignements, la seconde examine la maniรจre dont le pouvoir est exercรฉ ร travers les diffรฉrentes institutions europรฉennes et le jeu des acteurs.
Les Europรฉens ont su sortir de leurs schรฉmas prรฉรฉtablis pour faire face ร la crise bancaire de 2008 par lโaction des รtats ย โ Nicolas Sarkozy, il faut le dire, avec lโappui du travailliste Gordon Brown, rรฉussira ร entraรฎner une Allemagne rรฉticente. Les graves difficultรฉs de lโeuro de 2010 ร 2012 et la crise grecque qui en a รฉtรฉ le prolongement ont montrรฉ les insuffisances de lโunion monรฉtaire et la rรฉalitรฉ de lโinterdรฉpendance financiรจre. Le chemin a รฉtรฉ chaotique de sommet en sommet europรฉens pour doter lโUnion monรฉtaire dโun fonds de stabilitรฉ, il a รฉtรฉ ponctuรฉ de crises et de malentendus. Lโengagement de la Banque centrale europรฉenne et de son prรฉsident, Mario Draghi, a eu une influence dรฉcisive et qui nโรฉtait pas attendue ร la seule lecture de ses statuts. Un nouveau traitรฉ budgรฉtaire, de mars 2012, a rรฉitรฉrรฉ lโempire de la rรจgle. Mais une Union bancaire, pas totalement achevรฉe, permet dรฉsormais une supervision centralisรฉe des activitรฉs bancaires. Le fait quโun ยซย Grexitย ยป nโait finalement pas eu lieu sโexplique par la crainte dโune extension de la crise mais surtout par un choix politique qui a rรฉuni la France et lโAllemagne. La crise ukrainienne a pris en dรฉfaut la diplomatie europรฉenne qui misait sur la force dโattraction de son ยซย soft powerย ยป. La Russie de Poutine a rappelรฉ la rรฉalitรฉ de la force militaire. Franรงois Hollande et Angela Merkel ont fait malgrรฉ tout entendre les intรฉrรชts europรฉens en nรฉgociant les accords de Minsk, indรฉpendamment des รtats-Unis.
Jusquโร prรฉsent, les 27 pays europรฉens maintiennent une ligne unie face aux demandes des Britanniques aprรจs le rรฉfรฉrendum du Brexit. Mais cโest aussi la preuve que lโUnion nโest pas irrรฉversible et quโun meilleur รฉquilibre doit รชtre trouvรฉ entre lโouverture et la protection qui ne peut se faire seulement par le jeu du marchรฉ et du droit. La crise migratoire qui est loin dโรชtre finie montre toutes les difficultรฉs de la solidaritรฉ europรฉenne. Les propositions de la Commission europรฉenne se sont heurtรฉes aux divisions des รtats qui ont rendu impossible un effort commun.La dรฉcision dโAngela Merkel dโaccueillir un million de rรฉfugiรฉs syriens a รฉtรฉ unilatรฉrale. Des dรฉcisions ont certes รฉtรฉ prises pour renforcer lโagence FRONTEX aux frontiรจres. Mais la plus efficace a sans doute รฉtรฉ le pacte avec la Turquie pour le contrรดle dโune part des flux migratoires. La ยซย realpolitikย ยป domine ร lโรฉvidence. LโUnion europรฉenne entame ainsi une mue qui demande de poser, ร frais nouveaux, les questions de la solidaritรฉ et de la responsabilitรฉ. LโUnion europรฉenne doit sโรฉmanciper de son passรฉ โ de sa reprรฉsentation dโelle-mรชme quelque peu eschatologique dโune intรฉgration continue โย pour รฉpouser un avenir oรน lโaction doit primer pour sauvegarder son apport historique, mais sans quโil soit dessinรฉ par avance.
Repenser les relations entre les รtats
La nature des dรฉfis actuels demande de discuter de ce qui รฉtait considรฉrรฉ encore rรฉcemment comme des ยซย tabousย ยปย : le rรดle pรฉrenne des รtats, la rรฉalitรฉ de la puissance, lโimportance des frontiรจres. Luuk Van Middelaar voit dรฉsormais une tension claire entre la ยซย Communautรฉย ยป et ยซย lโUnionย ยป des รtats. Maastricht avait paru consolider un monde dรฉpolitisรฉ. Mais les relations entre รtats โ et tout particuliรจrement entre la France et lโAllemagne โ ont acquis une importance de plus en plus grande pour organiser une puissance en commun. La derniรจre partie du livre examine comment lโautoritรฉ politique du Conseil de lโEurope, le pouvoir lรฉgislatif partagรฉ entre le Conseil et le Parlement, lโaction politique et administrative de la Commission, la compรฉtence juridique de la Cour de justice se combinent et sโopposent plus ou moins explicitement. Le Conseil europรฉen, crรฉรฉ en 1974 ร la demande de Valery Giscard dโEstaing, remplit de plus en plus les fonctions dโun pouvoir exรฉcutif. Mais il le fait sur le mode du compromis et dans un enchevรชtrement dโinstances (la prรฉsidence, le Conseil des ministres, lโeurogroupe, etc.). Et la Commission continue de revendiquer le fait dโรชtre un ยซย exรฉcutif europรฉenย ยป, porteur de lโintรฉrรชt gรฉnรฉral, mรชlant initiatives proprement politiques et actions administratives. Elle est responsable devant le Parlement europรฉen, et cela amรจne les fรฉdรฉralistes europรฉens ร y voir lโesquisse dโun gouvernement europรฉen. Mais elle nโest pas รฉlue et dรฉpend, pour sa formation, des gouvernements europรฉens. Cโest le Conseil europรฉen qui prend les initiatives les plus importantes, et lui nโest pas responsable devant le Parlement. Il y a donc, pour lโheure, malgrรฉ les รฉvolutions en cours, deux pouvoirs exรฉcutifs. Et cela, qui plus est, ne rend pas compte du rรดle de la Banque centrale europรฉenne et, dรฉsormais, de lโUnion bancaire, et des agences europรฉennes qui ont toutes un pouvoir dโinfluence dans leurs domaines.
Quelle place pour les oppositions ?
Un point particuliรจrement intรฉressant du livre est la rรฉflexion menรฉe sur ce que devrait รชtre le rรดle des oppositions. LโUnion europรฉenne a longtemps voulu รฉcarter cette question pour prรฉsenter une construction fondรฉe sur le consensus apparent. Mais ce nโest plus possible. Ne pas faire sa place aux oppositions, cโest affaiblir lโUnion europรฉenne. Le meilleur moyen de mettre un terme au ยซย dรฉficit dรฉmocratiqueย ยป tant dรฉnoncรฉ est de reconnaรฎtre la contradiction dans les institutions europรฉennes elles-mรชmes. Sinon la seule option est de rester ou quitter lโUnion. Le Brexit montre que cela est possible. Il faut se rappeler quโil sโest fait autour de deux mots dโordre : ยซย Assez des expertsย ยป et ยซย Reprenons le contrรดleย ยป. Lโauteur plaide pour que les Europรฉens renoncent ร lโidรฉe que la ยซย dรฉpolitisationย ยป seule peut rรฉunir les intรฉrรชts pour รฉtablir un meilleur รฉquilibre. Il avance quelques propositions, pour intรฉgrer lโopposition dans lโexpertise, revenir sur les traitรฉs pour les limiter ร leur noyau constitutionnel, permettant ainsi au Conseil et au Parlement de modifier la jurisprudence, donner plus de lisibilitรฉ aux procรฉdures de dรฉcisions pour sortir des enchevรชtrements actuels.
On voit bien que lโauteur โย qui a รฉtรฉ un collaborateur du premier prรฉsident du Conseil europรฉen, Herman Van Rompuy, et ceci explique un peu ses positions โย pense que le Conseil europรฉen doit รชtre le vรฉritable pouvoir exรฉcutif et le Parlement รชtre la Chambre lรฉgislative. En tout cas, lโUnion ne pourra pas รชtre un รtat ni un espace post-national. รtre lucidement une Union dโรtats (Jacques Delors parlait dโune fรฉdรฉration dโรtats nations) demande de faire apparaรฎtre clairement les lignes de clivages idรฉologiques et nationaux. Ce constat est convaincant dโun point de vue intellectuel. Mais la difficultรฉ de faire advenir un pouvoir constituant europรฉen est rรฉel. Les difficultรฉs de traduire dans les faits la notion de ยซย souverainetรฉ europรฉenneย ยป avancรฉe derniรจrement par Emmanuel Macron en est un exemple. Et pas seulement parce que la proposition vient de la Franceโฆย Jusquโร prรฉsent, aucune proposition ร froid (rappelons-nous le projet constitutionnel de 2004ย !) nโa rรฉussi. Les รฉvolutions notables ne se sont faites que dans des crises. Certes, elles ne manqueront pas ร venir. Mais peut-on sโen remettre ร des ยซย improvisationsย ยปย ? Quโelles aient รฉtรฉ positives jusquโร prรฉsent nโest pas une garantie pour la suite. La lecture de ce livre donne ร penser que pour mettre sur pied un nouveau modรจle europรฉen โย dans une troisiรจme refondation peut-รชtreย โย il faudra accepter une diffรฉrenciation plus forte. Mais cโest alors un dรฉbat politique quโil faut porter clairement dans toutes les opinions et qui soit menรฉ par des mouvements politiques notables qui prennent ร tรฉmoin toutes les opinions europรฉennes.
Alain Bergounioux
(1) Luuk Van Middelaar, Le passage ร lโEurope. Histoire dโun commencement, NRF Gallimard, 2012, 480 p. Voir notre article dans LโOURS nยฐย 419, juin 2012.