La philosophe Stéphanie Roza examine dans son dernier livre les attaques dont l’héritage des Lumières est l’objet de la part d’une partie la gauche, en particulier s’agissant de l’universalisme. (Stéphanie Roza, La Gauche contre les Lumières ?, Fayard, 2020, 208 p, 18€)
Les critiques de gauche à l’égard des Lumières, Stéphanie Roza les juge d’une « radicalité inouïe » et visant « le cœur même de l’héritage », c’est-à-dire mettant en cause avec une égale vigueur les trois piliers de ce legs du XVIIIe siècle : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle s’efforce d’en identifier les sources tout en reliant celles-ci à leurs expressions contemporaines.
La partie du livre la plus développée concerne l’universalisme. Stéphanie Roza y décrit comment l’antiracisme et le féminisme « universalistes » sont attaqués par des groupes qui tiennent le haut du pavé, suscitant pétitions, appels et pamphlets, saturant l’espace éditorial, les universalistes étant « supposés complices et véhicules du patriarcat et/ou de l’oppression coloniale et néocoloniale ». Ces attaques proviennent en général de l’ultra-gauche et des franges les plus contestataires du spectre politique de gauche, mais elles disposent de relais nombreux dans les milieux universitaires, intellectuels et médiatiques.
De Heidegger à Foucault
Pour illustrer des débats anciens sur l’universalisme lors de la période coloniale, Roza recourt à des références précieuses pour éclairer son propos, à savoir les textes d’Hô Chi Minh et les controverses entre Nehru et Gandhi. Dans leur quasi-totalité d’ailleurs, les leaders des indépendances se réclament des principes émancipateurs des Lumières, quitte à dénoncer chez les Occidentaux leur manière de s’en affranchir. Stéphanie Roza mobilise également les écrits de l’orientaliste Edward Saïd ou, plus près de nous, de Talal Asad, anthropologue très influent dans les universités américaines. Ces analyses tirent le fil qui relie beaucoup des positionnements hostiles aux Lumières de ces dernières décennies. Ils puisent massivement aux sources des écrits des poststructuralistes et de la French Theory. Derrida, Lyotard, Foucault surtout, viendront fournir un argumentaire à tous ceux qui entendent condamner la modernité issue des Lumières. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, sur tous ces penseurs, l’influence de Heidegger est en général parfaitement assumée.
Internationale ultra-conservatrice
Stéphanie Roza évoque aussi la manière dont des courants réactionnaires religieux, intégristes musulmans notamment, indigénistes, racialistes et différentialistes, convoquent ces références pour étayer leur doctrine. Les concepts de droits de l’homme, de sécularisme, d’égalité hommes-femmes, entre autres, sont flétris par « l’internationale ultra-conservatrice qui, d’un bout à l’autre de la planète, veut renvoyer chacun chez soi et l’y enfermer à double tour. Les tenants du féminisme décolonial, en rejetant la moindre critique de l’islamisme ou de ses manifestations comme raciste ou néo-impérialiste, abondent dans le même sens rétrograde. Assurément, il n’y a pas de collusion directe entre les études postcoloniales antiuniversalistes et l’islamisme : toutefois, on constate une convergence théorico-politique objective sur plusieurs points majeurs, qui trouve son origine dans la rupture des études postcoloniales avec l’héritage des Lumières ».
En pointant la manière dont une certaine gauche occidentale procède ainsi à une « consternante autoliquidation », Stéphanie Roza se désole de voir des intellectuels et des militants de gauche « reprendre à leur compte les revendications voire la vision du monde propres à des projets théologico-politiques porteurs des pires régressions collectives ». Elle remarque aussi que « les errements anti-Lumières à gauche ont pour conséquence de reléguer les véritables combats émancipateurs à l’arrière-plan, d’alimenter des guerres fratricides et d’isoler la gauche progressiste et universaliste non-occidentale, au mieux en l’abandonnant à son triste sort, au pire en légitimant ses bourreaux ».
Philippe Foussier