Cette réédition bienvenue éclaire le parcours lumineux de Cavaillès. À propos de GABRIELLE FERRIÈRES, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre (1903-1944), Edition du Félin poche, 2020, 296p, 11€
Jean Cavaillès, reçu premier à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à la pointe des recherches les plus fondamentales en logique et en mathématique (sa thèse principale portait sur l’histoire de la théorie des ensembles), avait déjà, quand d’autres sont encore à poursuivre une carrière, une « volonté de héros » selon le mot de son ami Gaston Bachelard. Philosophe et mathématicien, ce « héros de la pensée » ne sépara pas, à l’instar de Descartes, son modèle, la recherche pure et l’action militaire de résistance.
Gabrielle Ferrières, la sœur aînée de Jean, retrace dans ce texte, cousu avec la correspondance de son frère avec ses amis et les intellectuels français et allemands, l’itinéraire d’une intelligence qui, pour tutoyer les réalités les plus abstraites, n’eût pas à hésiter pour refuser l’inacceptable et regarder la mort sans crainte. Ce texte émouvant est précédé d’une préface de Jacques Bouveresse qui s’interroge sur le lien entre la logique et « la nécessité morale et spirituelle » et suivi d’une postface de Gaston Bachelard qui nous présente l’importance des vues philosophiques de celui qui fut son ami sur la science et la mathématique.
Sans doute l’héritage huguenot, marqué par l’engagement pour défendre un idéal, un père officier et professeur avec qui il resta en communion d’esprit, ont orienté les pas du savant et de l’homme engagé. Dès sa vie de normalien, Jean Cavaillès mène de front ses études scientifiques tout en se passionnant pour la recherche sur les mouvements religieux, faisant partie d’un groupe chrétien avec Jacques Monod. Ce double intérêt qui se portait aussi sur la politique, se manifeste clairement durant le séjour qu’il effectua en l’hiver 1929-1930 en Allemagne. Il y alterne les rencontres avec les personnalités protestantes et catholiques, les théologiens comme les pasteurs socialistes. C’est au cours de ce séjour qu’il rencontre Husserl, le fondateur de la phénoménologie, qui lui laisse une impression décevante. Car Jean Cavaillès ne regarde pas de ce côté de la philosophie : c’est la pensée de Spinoza qui ne cesse de l’accompagner, Spinoza préféré à Leibniz dont « il se plaint d’avoir à s’occuper dans ses cours ».
Libération Nord
Puis viennent les années où le professeur de la Sorbonne, admiré de ses étudiants, reconnu par ses pairs, mène une double vie, celle de chercheur et d’enseignant, et de résistant en lutte. En janvier 1941, il forme le noyau de Libération
avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Il sera membre du comité directeur de Libération Nord. En mars 1941, il crée à Paris une première cellule de résistance avec Yves Rocard alors professeur de physique générale à la Sorbonne. Plusieurs fois arrêté et évadé, il se montre inlassablement actif pour développer les réseaux de résistance et affirme des qualités de chef. De nouveau arrêté et retenu au camp d’internement de Saint-Paul-d’Eyjaux, près de Limoges en 1942, il s’en évade avec l’appui de la Résistance et, après des mois d’intenses activités, parvient à rejoindre Londres en février 1943, non sans avoir mené à bout son traité de Logique. Le résistant Jean Cavaillès reprend la lutte clandestine accumulant les responsabilités et les missions, jusqu’à son arrestation en août 1943 par les services de la police allemande. Transféré à Compiègne, il est condamné à mort par le tribunal militaire d’Arras début 1944 et immédiatement exécuté.
Jean Cavaillès est mort en héros. Son contemporain Canguilhem a écrit de lui : « Il y a dans la ténacité de Cavaillès quelque chose de terrifiant. C’est une figure unique. Un philosophe mathématicien bourré d’explosifs, un lucide téméraire, un résolu sans optimisme. Si ce n’est pas là un héros, qu’est-ce qu’un héros ? » Et une belle âme, pourrait-on ajouter.
Camille Grousselas
Article paru dans L’OURS n°500, juillet-août 2020.