« Pour être durable le développement doit se perpétuer à travers les générations. Une croissance qui s’accompagne de la destruction du milieu naturel et d’une dégradation sociale n’est pas un développement. La différence entre les deux concepts ne se réduit pas à une pure question de sémantique. » Relire ici l’article que Jean-Claude Lesourd consacrait au livre de René Passet, L’illusion néo libérale (Fayard, 2000, 320p) dans L’OURS n°300, juillet-août 2000.
Universitaire et militant, l’économiste René Passet, d’une plume alerte et précise, interroge les choix économiques au regard des seuls critères qui vaillent : leur intérêt pour le développement harmonieux de la planète et la solidarité entre tous les hommes.
Les fidèles lecteurs de René Passet reconnaîtront dans son dernier ouvrage, L’illusion néo-libérale, à la fois l’universitaire et le militant. L’universitaire, professeur émérite à Paris 1-Panthéon-Sorbonne, économiste spécialiste du développement, est facile à débusquer tant sont nombreuses les références à tout ce qui s’est écrit dans le domaine de l’histoire économique : chaque fois que cela est nécessaire à la démonstration, les grands auteurs (et les moins grands) citations à l’appui, sont appelés à témoigner. L’art du pédagogue permet à la pensée de suivre un cheminement dans lequel le lecteur est facilement entraîné et les explications de phénomènes et de mécanismes complexes apparaissent lumineuses. Mais le militant n’est pas loin. Président du comité scientifique d’ATTAC, René Passet a été aux premiers rangs du combat victorieux mené contre l’AMI, la dernière tentative en date des néo-libéraux pour museler toute résistance à leur « imperium ».
L’universitaire et le militant savent nouer une remarquable alliance : le premier fournissant au second les flèches acérées qu’il décoche avec beaucoup d’ironie et de gourmandise contre ses adversaires.
PARTIR DE L’HOMME
Le message que René Passet cherche à transmettre est clair : l’évolution imposée par la pensée dominante (pour ne pas dire la pensée unique) à savoir la recherche forcenée du profit, mène à notre ruine si rien n’est fait pour remettre l’homme et la nature au centre des préoccupations qui doivent éclairer toute décision. La plupart des décisions prises, que l’on nous présente comme relevant du processus incontournable d’un prétendu déterminisme économique sont en fait la traduction de la domination sans partage de puissants groupes d’intérêts. On n’ose plus trop parler de nos jours de « lutte des classes ». C’est peut-être parce qu’elle s’est soldée provisoirement par une victoire assez écrasante des actionnaires sur tous les autres.
Sa démonstration est extrêmement séduisante. On en retire plusieurs idées forces. La première c’est que l’outil conceptuel qu’utilisent les néo-libéraux n’a rien de « néo ». La pensée qu’ils mettent en avant a plusieurs siècles d’existence et est tout à fait inadaptée aux questions qui se posent aujourd’hui. Ainsi, par exemple, « lorsqu’ils veulent nous faire croire que l’intérêt général découle automatiquement du simple jeu des intérêts particuliers, les hardis pionniers de la pensée unique n’ont que trois siècles de retard ». Cette démonstration de la ringardise du néolibéralisme est un des aspects les plus rafraîchissants d’un ouvrage qu’il est difficile de résumer en quelques lignes.
Disons que l’auteur s’attache à démontrer que les idées maîtresses des néo-libéraux reposent sur des analyses et des théories qui ne peuvent apporter aujourd’hui une réponse pertinente aux problèmes du moment. Ainsi, le marché n’est pas, comme ils l’affirment, le plus sûr moyen de résorber les déséquilibres, puisqu’au contraire on constate qu’il les amplifie. En fait, ces données qui nous sont présentées comme non contestables ne sont que le résultat de choix économiques et, là où il y a duperie, c’est lorsqu’on cherche à en faire un système de pensée qui s’imposerait à tous. Contrairement à ce qu’affirment les tenants du « moins d’État », le bien collectif ne saurait être soumis à la logique du marché. Ils « expriment leur idéal et non la nature des choses : tout choix social (santé, sécurité, bien-être…) repose sur des conceptions philosophiques et des systèmes de valeur irréductibles à la seule logique marchande.
“Réduire l’intérêt général à la seule dimension économique, ce n’est pas être neutre et objectif, c’est placer les valeurs marchandes au rang de finalités et de valeurs socioculturelles supérieures à toutes les autres. »
René Passet n’a aucun mal à nous convaincre que si rien n’est fait, nous allons tout droit dans le mur. L’exemple (parmi beaucoup d’autres) d’une société qui consacrerait la moitié de ses forces à évacuer ses déchets que l’autre moitié produirait n’est pas si éloigné que cela de la réalité, quand on sait que d’ores et déjà, en France, 35 % des moyens de transport sont utilisés à cette fin.
Il reprend et enrichit la démonstration selon laquelle, derrière un habillage séduisant, le néo-libéralisme accroît les inégalités, que ce soit à l’intérieur des pays développés où les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches, mais aussi entre pays développés et pays pauvres où l’écart s’accroît également. Il évoque aussi de façon convaincante la dégradation qui frappe les générations les plus jeunes, lesquelles ne retrouveront pas l’environnement naturel et humain qu’ont connu leurs aînés. « Pour être durable le développement doit se perpétuer à travers les générations. Une croissance qui s’accompagne de la destruction du milieu naturel et d’une dégradation sociale n’est pas un développement. La différence entre les deux concepts ne se réduit pas à une pure question de sémantique. »
Dans un ouvrage de cette nature, le lecteur est souvent séduit par la pertinence du diagnostic, mais déçu par les remèdes proposés. Ce n’est pas le cas ici. René Passet consacre toute la dernière partie à envisager les solutions susceptibles de corriger les dysfonctionnements qu’il dénonce par ailleurs et d’éviter la crise qu’il voit se profiler.
En tout été de cause, le libéralisme ne peut être la panacée, puisque le problème qui se pose n’est un problème de production mais un problème de répartition des richesses produites. Bien au contraire, le laisser-aller des libéraux ne pourrait qu’accroître les atteintes à l’homme et à la nature.
Le propos est ainsi résumé : « la norme première n’est pas le capital, ni le profit, ni la liberté réduite à celle du marchand, mais la personne, la solidarité des peuples et des générations, la vie, la biosphère, la liberté tout court. Les valeurs socioculturelles qui fondent ces objectifs ont pour corollaire la suprématie du politique – expresion du choix de société librement exprimé part les citoyens sur l’instrument économique. »
La pluralité (nécessaire) des logiques doit être arbitrée par le débat démocratique car « c’est la démocratie qui reste conforme à la nature des choses et le réductionnisme marchand qui lui fait violence. »
LUTTER CONTRE LA SPÉCULATION
René Passet plaide pour la mise en place d’un ensemble de normes qui assureraient le respect des mécanismes de production des sociétés et des espèces, de telle sorte que ces domaines échappent aux relations marchandes. Il prend soin de ne pas mettre en cause la mondialisation (qui de toute manière est un phénomène irréversible) mais les politiques de déréglementation et de libéralisation menées dans les années 80. Le primat du financier constitue à ses yeux un réel danger qu’il convient de contrôler et de freiner de façon à limiter les risques spéculatifs des « hedge funds » ou de restreindre l’influence des fonds de pensions sur la stratégie des entreprises. La taxe est-elle un moyen pour y parvenir ? Il est piquant de constater que le président du comité scientifique d’ATTAC émet une opinion très nuancée sur ce qu’il considère comme une « mesure emblématique mais partielle ». Ses préférences vont à une modification des prélèvements fiscaux qui rendrait moins attractive la substitution de la machine à l’homme, à une ouverture des organes de décisions de l’entreprise à ses salariés ou à une organisation mondiale de la solidarité (reprenant une idée lancée par le groupe de Lisbonne et Ricardo Petrella.)
S’inscrivant dans un débat tout à fait actuel, René Passet nous livre quelques réflexions sur le problème des retraites. Sa démonstration qui se fonde sur l’augmentation tendancielle de la productivité du travail aboutit à la conclusion que celle-ci compensera et au-delà le déficit démographique des années à venir. Il se prononce même en faveur d’un abaissement de l’âge de la retraite qui contribuerait à la diminution de la durée du travail (envisagée à l’échelle de la vie), laquelle constitue à ses yeux le plus sûr moyen de lutter contre le chômage.
On le voit, l’homme (que les néo-libéraux laissent tout à fait au bord de la route) est ici au cœur des préoccupations. Faut-il interpréter la parution récente d’ouvrages qui se situent dans cette perspective (on pense notamment au livre du bio-généticien Axel Kahn : Et l’homme dans tout çà ?) comme le signe d’un regain pour le « vivant » ? Personne ne s’en plaindra.
Jean Claude Lesourd