Une édition passionnante du journal d’Hubertine Auclert (1848-1914), féministe de la première vague. À propos de Hubertine Auclert, Journal d’une suffragiste, édition présentée et annotée par Nicole Cadène, Folio Histoire inédit 308, 2021, 240 p, F7 (7,50€)
« Merci de tout cœur d’avoir défendu les idées d’Hubertine Auclert. Vous avez tous ses souvenirs, c’est donc à vous qu’il appartient de la défendre en toutes circonstances. Elle était sincère et de bonne foi, elle mérite l’estime. » De l’estime et beaucoup d’admiration, voilà ce qu’inspirent Hubertine Auclert, sa nièce Gabrielle Paradis, qui s’exprime ici, et les femmes, Marie Chaumont, Marie-Louise Bouglé, Sarah Appert, qui, depuis 1914, se relaient pour transmettre, contre vents et marées, ses archives. Des archives dont l’historienne Nicole Cadène restitue, dans l’introduction qui précède cette édition du Journal d’une suffragiste, avec une impressionnante précision et une superbe intelligence l’itinéraire mouvementé ; lequel, chemin faisant, offre comme un contrechamp instructif à la sinueuse histoire du féminisme.
Ruer dans les brancards
De cette histoire du féminisme, Hubertine Auclert constitue assurément un nœud ; ne serait-ce que parce qu’on lui doit l’invention même du terme « féministe » en 1882. Née en 1848, sensibilisée par sa mère à la cause des femmes, elle arrive à Paris en 1873. Elle y trouve un mouvement pour le droit des femmes modéré, soucieux de ne pas fragiliser la jeune République naissante. Fondant son propre groupe, le Droit des femmes, bientôt rebaptisé le Suffrage des femmes, elle va « ruer dans les brancards ». Minoritaire, elle fait du droit de vote la clef de voûte de tous les droits. Souvent censurée par des féministes qui préfèrent la tactique « des petits pas », elle opte pour l’assaut : refuse de « découper les droits demandés en morceaux stratégiques. Aller à l’essentiel, la citoyenneté républicaine. » Et multiplie les provocations : irruption dans une cérémonie de mariage pour tenter de dissuader la femme de promettre obéissance à son mari, tentatives d’inscription sur les listes électorales, grève des impôts, manifestations de rues, etc. Ce faisant, elle inscrit le suffragisme à l’agenda et en grave le slogan dans son journal, La Citoyenne, fondé en 1881 : « Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs. » Après une rupture dans sa trajectoire militante, au milieu des années 1880, qui correspond à sa période de plus grande activité diariste, elle revient au tournant du siècle pour poser notamment la question, si actuelle, de la féminisation de la langue. Inspirée des suffragettes britanniques, son radicalisme la contraint à demeurer minoritaire. Paradoxe tragique, c’est quelques semaines après sa mort qu’aura lieu la grande manifestation suffragiste qu’elle avait, toute sa vie durant, appelé de ses vœux.
Un journal fragmentaire
Derrière cette vie militante intransigeante, c’est une subjectivité féminine-féministe qui s’exprime dans les cinquante-deux entrées d’un Journal d’une suffragiste fragmentaire – « buttes témoins d’une pratique diaire au long cours qui s’échelonne au bas mot sur seize ans (1883-1899) » – miraculeusement retrouvé à la Bibliothèque de la Ville de Paris par Nicole Cadène. On y lit l’anxiété avant les jours de discours, le patriotisme brulant entravé des 14 juillet : « Il faut bien être logique étant de par mon sexe assujettie je dois me tenir à l’écart de la joie comme je suis tenue à l’écart du droit […]. Ô ma patrie, il faut bien que tu sois incomparable pour que je préfère vivre esclave chez toi que libre ailleurs. » La joie des bains de mer et les souffrances du corps. La difficulté à recruter des vendeurs de journaux à la criée fiables et les désillusions : « J’ai perdu le courage et la foi, je ne vois plus maintenant que dans le très lointain cette émancipation de la femme à laquelle j’ai consacré ma vie. Mes efforts frappent les oreilles humaines aussi inutilement que les vagues de la mer frappent les rochers. Nous nous brisons inutilement, les vagues contre les récifs, moi contre les préjugés. » Ce journal dévoile les dispositions d’une femme qui s’est donnée une mission – « Tenir comme moi si peu de place dans le monde et vouloir faire le changement le plus considérable qui ait eu lieu encore dans l’ordre social » – et qui oscille entre l’affirmation d’une « foi de chrétienne aux bûchers » et la confidence : « folle que je suis de m’attacher ainsi à une idée qui me fait tout souffrir. »
Les quelques articles de journaux d’Hubertine Auclert qui suivent le journal et l’introduction qui le précède formeront, ensemble, pour le grand public, un tout harmonieux. La subjectivité du journal dévoile l’envers d’une politisation dont Nicole Cadène éclaire les enjeux et les limites historiques « tout en affirmant l’égalité des sexes, Auclert, s’inscrivant en cela dans la pensée de son époque, attribue aux femmes des qualités spécifiques. Mais saurait-on lui reprocher de ne pas avoir lu Le Deuxième sexe ? » Assurément non. De sa relation professionnelle avec Drumont il y aurait, en revanche, davantage à dire. Mais, laissons le point de côté. Cette trace exhumée de la première vague féministe enveloppe, et l’on pense avec reconnaissance et admiration à Hubertine Auclert, à la femme et à la féministe.
Milo Lévy-Bruhl