C’est une initiative fort opportune que cette publication d’une série d’analyses des rapports et des interventions du colloque d’Amiens qui s’est tenu en mars 1968, à l’orée du fameux printemps. Un signe supplémentaire que Mai 68 fut moins une cause, une origine, qu’une déflagration s’inscrivant dans un long processus. À propos du livre : Reformer le système éducatif. Pour une école nouvelle, mars 1968, Julien Cahon et Bruno Poucet (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2021, 379p, 25€) Article paru dans L’OURS 510, juillet-août 2021.
En 1968, voilà quelques années que l’on parle beaucoup d’éducation nationale. Il était temps. Alors que le phénomène était pour le moins prévisible, la vague du « baby boom » submerge les structures d’un système scolaire débordé de toutes parts. Il convient d’écoper dans l’urgence. En 1959, Berthouin supprime l’examen d’entrée en sixième et prolonge l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans. En 1963, Fouchet crée les collèges, avant qu’en 1975 le collège unique ne voie le jour avec Haby
L’urgence d’une réforme
Parallèlement, on assiste à une forte mobilisation. Pour nombre de praticiens, les réformes attendues doivent être portées par une réflexion sur les missions de l’école, sur son adaptation au monde actuel. Advient l’ère des grands colloques. Celui d’Amiens fut le sixième en onze ans. Le premier fut celui de Caen en 1956.Il était en quelque sorte placé sous le patronage de Pierre Mendès France. Ce fut comme un signal d’alarme lancé aux gouvernants et à la nation. Pour les initiateurs du colloque, les chercheurs français étaient de qualité, mais se trouvaient en nombre insuffisant. Ce qui, à terme, mettrait en danger l’avenir de l’industrie française. Il fallait donc accroitre sensiblement le nombre d’étudiants scientifiques et renforcer la liaison entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Rien d’étonnant qu’on rencontrât à Caen des scientifiques de renom, Lichnerowicz, Bertrand Schwartz, J. Monod, des chefs d’entreprises, des hauts fonctionnaires… On évoquait certes le thème de la démocratisation de l’enseignement, mais surtout dans l’optique que, au-delà des exigences de justice sociale, elle pourrait contribuer au développement rationnel de l’économie du pays. C’est pour les mêmes raisons que l’on déplorait le cloisonnement de l’enseignement supérieur, en soulignant les exigences d’autonomie et d’unité organique de nos universités.
Effervescence
C’est à partir de ces premiers éléments de remise en cause que la réflexion s’élargit au niveau de l’ensemble des cycles, et que la jonction s’opéra avec tous les réformateurs du système éducatif, tous les partisans d’une rénovation profonde de la pédagogie, avec un rôle majeur tenu par les experts en sociologie, une discipline qui aspirait à être pleinement reconnue, et par les adeptes des sciences de l’éducation, dont la licence venait d’être créée en 1967. Il faut tenir compte du climat d’effervescence qu’entretenait une culture critique agitant les sciences humaines, que soulignaient, entre autres, l’essor du structuralisme ou la relecture du marxisme par Althusser. On connut en outre un incroyable emballement médiatique. Jamais on ne vit autant de journalistes à un colloque qu’à Amiens, des journalistes qui étaient présents, pour certains d’entre eux comme participants, et on eut ce spectacle cocasse d’une presse de droite raillant la timidité des parlementaires socialistes ; qui, en 1966, « se contentaient » de réclamer la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans et la création d’un corps unique d’enseignants…
C’est ainsi que, de Caen à Amiens, les objectifs des colloques furent absorbés par les revendications d’ordre pédagogique. Quand on se souvient du point de départ caennais, on sera surpris que nul n’ait remarqué que, l’année qui précéda le colloque d’Amiens, le pourcentage d’étudiants scientifiques était passé de 28,4 % à moins de 23 %…
C’est à Amiens que furent affirmés le plus nettement les axes essentiels de la rénovation : la primauté de l’éducation sur l’instruction, l’implication de l’élève dans son apprentissage, le dialogue se substituant au cours magistral, la promotion des disciplines d’éveil et des nouvelles technologies, la mise en cause des échelles normatives et de la classe traditionnelle, l’ouverture sur le quartier et sur le monde extérieur… Les enseignants devaient bien sûr avoir reçu une solide formation pédagogique et pratiquer leur travail en équipes interdisciplinaires. On remarquera que la réflexion sur les contenus de l’enseignement reste courte, en dehors de la condamnation formelle d’un « encyclopédisme » jugé étouffant
Consensus et détonation
Il convient de souligner le large accord qui se dégagea autour des conclusions du colloque, sans qu’apparussent des failles d’ordre politique. Les intervenants se réclamaient d’une expertise plus scientifique que politique et l’accent était souvent mis sur la dimension psychologique ou médicale des problèmes abordés. Certes, on savait que le Premier ministre Georges Pompidou était opposé au collège unique. Quant au général de Gaulle, il acceptait toute réforme pédagogique à condition qu’on respectât les exigences d’une orientation sélective. Mais le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, et ses collaborateurs étaient plus souples, plus ouverts à l’accueil des réformes proposées. Dans ce climat consensuel, l’intervention du secrétaire général du SNES Sup, Alain Geismar, détonna. Il affirma que si le problème éducatif n’était pas réglé dans les textes, ce serait la rue qui s’en chargerait. Sur le coup, on le prit pour un agité verbeux. Deux mois plus tard, il fit figure de prophète. On put toutefois remarquer que certains regrettaient qu’on ait mis entre parenthèses, selon les mots du ministre lui-même, « la fonction d’une initiation à une culture qui a été, jusqu’à présent, la fonction principale de l’éducation ». Et puis là où le bât blessa beaucoup, c’est que les enseignants et leurs syndicats – qui, en dehors de la CFDT étaient très peu représentés au colloque d’Amiens – restaient massivement hors du coup.
Curieusement, Mai 68 qui souligna et accentua de terribles clivages politiques, entraina certaines crispations qui pouvaient freiner le mouvement. Mais, globalement, le mouvement suivit son cours et on peut dire que les réformes qui se succédèrent firent la part belle aux rénovateurs des années soixante.
Évaluations
Plus de trente ans après, on peut se livrer à quelques évaluations. S’il est vrai qu’un système scolaire, dans un régime démocratique, a la triple mission d’assurer le mieux possible l’instruction des jeunes, en participant à leur éducation, de donner à tous les enfants, dans la mesure du possible, des chances égales de réussite, et de doter la Nation de professionnels compétents, en nombre suffisant, lui permettant de connaitre un développement satisfaisant, alors on peut dire qu’il est très urgent de se livrer à un profond travail de révision et de réflexion collective, peut-être en relançant l’idée de ces grands colloques, qui porteraient sur l’ensemble des domaines : les méthodes des transmission certes, mais aussi, et peut-être surtout, sur les finalités, les structures et les contenus de l’enseignement.
Claude Dupont