C’est un livre gigogne : l’historien Michaël Roy présente le témoignage de Léon Chautard héros inconnu de l’histoire révolutionnaire du XIXe qui lui même reproduit des pages du journal d’un de ses compagnons, Hippolyte Paon. A propos du livre de Michaël Roy, Léon Chautard. Un socialiste en Amérique 1812-1890, Anamosa, 2021, 255p, 21€
Trois auteurs donc pour un ouvrage qui tient à la fois du « récit d’aventure, de l’autobiographie et du manifeste politique » sans oublier la part de l’historien qui se livre à une rigoureuse étude méthodologique d’un document exhumé par hasard (il n’est spécialiste ni du mouvement ouvrier, ni de l’Europe contemporaine) et préalablement traduit par ses soins. Les étudiants en histoire apprécieront.
« Socialiste », c’est-à -dire partisan d’une « science sociale […] dont le but est d’assurer à tous les citoyens […] la plus grande part […] de bonheur », Léon Chautard, clubiste enthousiaste en février 48, fut arrêté au lendemain de l’insurrection de juin à laquelle il s’est toujours défendu d’avoir participé. Cette injustice initiale a marqué le début d’une vie d’aventure subie certes mais aussi assumée avec un panache qui élève ce comptable de profession au niveau des bannis célèbres du Second Empire.Â
Fuir Cayenne
Le XIXe fut le siècle de la déportation massive des opposants politiques. Les colonies manquaient de bras que les bagnes fournissaient gratuitement et leur éloignement assurait les pouvoirs métropolitains contre l’éventualité d’un retour inopiné. Si l’histoire collective des déportés est connue, Fuir Cayenne (le titre sous lequel Chautard fit paraître son texte en 1857 aux États-Unis) fait le récit d’une trajectoire personnelle. Un destin singulier saisi au milieu de la tragédie collective. Ni jugé, ni relâché comme la moitié des prévenus de juin, Léon Chautard a alors commencé « un tour de France des bagnes » avant d’être « transporté par mesure de sûreté générale » en Algérie et de devenir, à l’automne 1852, le « premier insurgé de juin » déporté en Guyane. D’où il n’a eu de cesse de vouloir s’évader.
Ni la détention ni les mauvais traitements n’ont émoussé ses convictions. Être socialiste en détention, c’était autant que possible reprendre l’action militante, se révolter inlassablement contre l’iniquité du pouvoir et celle au quotidien des gardes-chiourme (à Belle-Île déjà , les gardiens faisaient leur rapport : « … homme d’action […], ardent meneur, très mauvais ») et aussi organiser avec les autres détenus politiques une entraide qui préfigurait la fraternité du socialisme à venir. Avec les ouvriers Paon et Charles Bivors rencontrés en Algérie et qui n’ont pas tardé à le rejoindre en Guyane, la solidarité s’est mue en une indéfectible amitié politique. Pour preuve la place offerte au récit de Paon à l’intérieur du sien.
La fraternité ne se borne pas au cercle des compagnons d’infortune. Elle englobe l’humanité tout entière. Quelle que soit sa couleur de peau, pour Chautard chaque homme est un frère1. Anti-raciste, l’ancien bagnard s’oppose d’autant plus farouchement à l’esclavage, dont les formes d’oppression (travail forcé, torture, privation de liberté) lui sont familières, que c’est aussi un système d’accumulation capitaliste parfaitement achevé sans lequel l’industrialisation des État-Unis n’aurait guère été possible. En miroir, les anti-esclavagistes américains ont été les premiers à accueillir Chautard et ses compagnons d’évasion en qui ils reconnaissaient des victimes de l’oppression au même titre que les esclaves fugitifs. Grâce à eux, Fuir Cayenne écrit dès son arrivée aux États-Unis le 19 septembre 1857 a pu paraître immédiatement en feuilleton dans le Salem Register.
Autobiographie des modestes
Pourquoi une telle rapidité ? Elle tient à deux faits : Chautard dont la maîtrise de cette langue acquise durant un séjour de quatre ans outre-Manche est excellente a directement écrit son texte en anglais. Et il existe aux États-Unis une tradition littéraire inconnue en France, celle de l’autobiographie des modestes. Quiconque pense que sa vie mérite d’être racontée est autorisé à l’écrire et la publier. Ce qui fait de Fuir Cayenne un des premiers textes de ce qu’on a appelé un siècle plus tard la littérature de témoignage. Or témoigner, pour Chautard, était faire acte politique. Révélateur du « haut degré d’instruction » des révolutionnaires du temps.
De cet ouvrage polymorphe, un genre était absent : l’histoire d’amour. Or Chautard était marié. À Clémentine, une belle Ardennaise que son récit n’évoque qu’une fois. Quand sur le point de quitter la France, il jure de ne jamais y revenir : « Adieu, ma bien-aimée, adieu pour toujours, mais ne m’oublie pas. » Michaël Roy nous raconte : en janvier 1849, elle avait écrit une lettre de recours au président nouvellement élu et quand Chautard revint en France, 30 ans plus tard, il a retrouvé Clémentine et repris leur vie commune ! Derrière chaque révolutionnaire inconnu se tient une plus méconnue que lui : sa femme.
Françoise Gour
1 – Pas tout-à -fait. En butte à l’ingratitude d’un marchand de Demerara, il trouve vite une explication à son manque de générosité : l’homme est juif !
Article paru dans L’Ours 511, septembre-octobre 2021.