Alors que la social-démocratie européenne connaît une des plus sérieuses crises de son existence, Christophe Sente entend nous rappeler que, depuis sa naissance, elle a été traversée par des débats idéologiques intenses. (A propos du livre de Christophe Sente, La gauche entre la vie et la mort. Une histoire des idées au sein de la social-démocratie européenne, Le bord de l’eau, 2021, 208p, 20€)
Traversant les décennies, Christophe Sente, chercheur au Cevipol (Bruxelles), évoque les propositions de Bernstein, dès la fin du XIXe siècle, celles du Belge Henri de Man, dans l’entre-deux-guerres, celles de l’Allemand Willi Eichler, l’inspirateur du fameux congrès de Bad Godesberg en 1959, celles du Français Michel Rocard, au cours des années 1980, et celles des Britanniques Anthony Giddens et Tony Blair, à l’aube de notre siècle.
Bien sûr, ces hommes furent, sur près de deux siècles, confrontés à des situations bien diverses, et leur réflexion s’inscrit dans des contextes fort différents. Malgré tout, on est frappé qu’une sorte de fil rouge marque leurs parcours, avec de grands axes que l’on retrouve chez tous. Au point de voir se dégager des éléments essentiels qui contribueront à faire émerger ce qu’il est convenu d’appeler la deuxième gauche. On remarquera que, si seulement certains de ces réformateurs devinrent majoritaires, aucun d’entre eux ne provoqua de scission, et tous restèrent fidèles à la « vieille maison », si l’on met à part la terrible embardée d’Henri de Man pendant l’Occupation.
Quelle finalité pour le socialisme ?
Tous partent d’une interrogation sur le but de la révolution socialiste. Bernstein, le premier, affirmera que le socialisme n’impose pas un modèle figé, qu’il n’est pas un catalogue défini de mesures, mais qu’il propose des formes multiples d’action. « Le but final n’est rien. Le mouvement est tout. » Et un siècle et demi plus tard, Eichler verra dans la réalisation du socialisme un processus politique vécu comme une expérience plutôt que comme le produit d’un raisonnement logique et abstrait. On soulignera que ce point de vue n’était guère éloigné de celui de Jaurès.
C’est que tous les quatre vont aussi s’interroger sur la nature même du socialisme. Pour eux, elle est au moins autant d’ordre moral que matériel. Bernstein estimait qu’il n’y avait pas de socialisme sans éthique – quitte à se faire reprocher par Plekhanov de « ramener Kant ». Et M. Rocard posait une question de fond : « Le socialisme est-il une réponse à la misère et à l’inégalité économique, ou, avant tout, la revendication d’une société plus juste et plus digne, donc plus libre ? » Quant à Wili Eichler, il affirmait que le socialisme plongeait ses racines à la fois dans l’éthique chrétienne, l’humanisme et la philosophie classique.
C’est donc la notion même de « dictature du prolétariat » qui se trouve très tôt mise en cause. Pour Bernstein, la social-démocratie puise ses racines dans les révolutions urbaines du Moyen Age. On ne peut donc plus considérer le prolétariat comme l’agent de la Révolution mondiale. L’évolution du capitalisme conduit à la diversification des groupes sociaux. Pour de Man, la Première Guerre mondiale a révélé qu’il pouvait y avoir certains intérêts et un certain idéal communs à toute la nation. Et Eichler estime qu’on peut reconnaître comme agents de la Révolution tous les groupes dont la liberté et l’épanouisÂsement sont menacés par le capitalisme. Les salariés, mais aussi les jeunes, les femmes…
À partir de là , la méthode et la stratégie sont à revoir. On peut évoquer, pour eux tous, l’idéal d’un « libéralisme organisateur », le but de la lutte n’étant pas l’expropriation des moyens de production, mais l’encadrement rationnel des activités économiques. Henri de Man estime que le grand risque, c’est la perspective d’intégration économique et culturelle de la classe ouvrière dans le capitalisme sur la base de l’essor de la consommation populaire. Sa crainte, c’est la sujétion croissante de l’État à des intérêts privés organisés en monopoles. Aussi la nécessité de conduire la lutte contre l’emprise des monopoles va-t-elle être reprise par tous.
Penser l’individu
Il est clair que Proudhon refait surface. Tous insistent sur l’intérêt d’une authentique décentralisation, sur les bienfaits de l’action coopérative. Il convient de marteler, pour se démarquer d’une vision du socialisme tant reprochée aux socialistes eux-mêmes, que l’individu ne doit pas se réduire à un simple électron, rigoureusement imbriqué dans une collectivité toute puissante. Il doit au contraire dégager un espace d’expérimentation démocratique pour le développement du droit à l’autoÂnomie personnelle. Eichler parle de « l’autoréalisation de l’individu » à l’intérieur de la communauté. Gidden et Tony Blair insistent beaucoup sur leur désir de voir l’individu s’insérer dans toutes les structures collectives à partir desquelles les citoyens peuvent tisser leur propre destin : les syndicats, les associations, les instances régionales, la famille…
S’il est vrai que l’encadrement politique de l’économie de marché suppose l’intervention permanente du citoyen, on débouche sur ce « planisme » qu’illustra Henri de Man, avant Michel Rocard qui affirmait que le plan ne devait pas être le simple instrument de la gestion par l’État de l’ensemble de l’activité économique, mais un outil pour un choix de société aux mains de la communauté nationale toute entière. L’élaboration démocratique du plan aura une fonction déterminante. Michel Rocard sera un des premiers à préciser qu’on ne pourra éternellement concilier le nécessaire développement du tiers-monde avec le maintien d’une croissance forte en occident. C’est à travers l’élaboration du plan que les citoyens seront donc amenés à redéfinir les priorités dans la satisfaction des besoins jugés essentiels.
Il est évident qu’une participation effective des travailleurs implique une élévation constante du niveau des connaissances. D’où l’importance de la formation de l’éducation – initiale et permanente – qui devient une ardente priorité dès lors qu’on refuse de réduire à un marchandage socio-économique l’action socialiste, qui doit préparer une révolution culturelle conduisant à une communauté de valeurs plutôt qu’à l’établissement de la dictature du prolétariat.
Qui représenter ?
Dans sa dernière partie, l’auteur examine ce que pourrait être l’avenir de la gauche socialiste en soulignant que dans beaucoup de pays européens, la social-démocratie n’a plus le monopole de la gauche de gouvernement. En tout cas, c’est à de bien intéressants débats que ce livre nous invite. Si ces « intellectuels organiques » peuvent reprocher aux tenants de l’orthodoxie social-démocrate un risque de sclérose, on pourrait s’interroger également sur leurs analyses. Si on ne définit plus un agent principal de la lutte des classes – la classe ouvrière, ou, plus largement un front de classes –, si on s’éloigne trop des revendications concernant l’amélioration des conditions matérielles des salariés, ne risque-t-on pas d’avoir, comme aux États-Unis, une gauche qui risquerait de devenir une coalition de minorités disparates plutôt qu’un parti cohérent de lutte anticapitaliste ? Mais, en conclusion, on ne peut que se réjouir de constater que, contrairement aux critiques de ses adversaires, la social-démocratie a toujours su, depuis sa naissance – rappelons les grandes joutes entre Jaurès et Guesde – rester un mouvement ouvert aux riches confrontations. Cela devrait rester la meilleure garantie de sa survie.
Claude Dupont
article paru dans L’ours 513, décembre 2021