Dans ses nombreux travaux passés, Pascal Ory a déjà rencontré cette question lancinante, la « judéophobie » – terme qu’il préfère à « antisémitisme » qu’il juge plus vague. Il en rend compte par une enquête au long cours  à travers les siècles qui synthétise de multiples études dans un texte court et dense. (à propos de Pascal Ory, De la haine du juif. Essai historique, Bouquins, Essai, 2021, 162p, 18€)
L’ouvrage porte le sous-titre d’Essai historique, à juste titre. Pascal Ory s’y implique entièrement, tant l’histoire est « dramatiquement cruelle pour les humanistes », pour reprendre ses termes, et ne cesse de voir défiler des haines collectives et individuelles.
Judéophobie religieuse
Le cadre explicatif est éclairant. La judéophobie a eu une naissance. C’est, pour l’essentiel, la rupture avec le christianisme qui a donné lieu à l’image du « peuple déicide » construite progressivement. Car, auparavant, les juifs – en dépit de leurs particularismes – n’ont pas connu de persécutions de nature religieuse. Ce furent des révoltes et des conflits politiques contre les empires, assyrien, babylonien, séleucide, romain, qui ont entraîné des occupations et des destructions – dont celle du Temple de Salomon par Titus, une première fois, et par Hadrien une seconde fois. Les chrétiens, tout au long du premier siècle, se sont détachés de la loi mosaïque et, surtout, n’ont pas compris que les juifs ne se convertissent pas, le christianisme étant, en quelque sorte, le judaïsme achevé. Mahomet et les musulmans, plusieurs siècles plus tard, ont réduit les juifs à des populations soumises dans les terres conquises. C’est dans le monde musulman qu’a été créé un signe distinctif pour désigner les juifs. À la différence du paganisme antique, les monothéismes ont la volonté d’incarner, pour eux-mêmes, la vérité. En réaction, les juifs ont cultivé leur tradition religieuse, en rompant avec les tentations de l’hellénisation.
Cette judéophobie religieuse – marquée par des drames à répétition en Europe – a imprégné les cultures du monde occidental pendant près de deux millénaires. Elle s’est compliquée de l’affirmation d’une judéophobie athée au XIXe siècle. À la fois, les courants traditionalistes et nationalistes (surtout) et socialistes (partiellement), critiques de la société libérale qui a permis l’émanÂcipation des juifs, ont eu tendance à faire des juifs des boucs émissaires : pour les premiers, un corps étranger corrompant les peuples et les cultures ; pour les seconds, l’agent du capitalisme financier. Un discours pseudo-scientifique, en vogue au XIXe siècle, légitimant la notion de race, a ajouté un caractère ethnique à la judéophobie qui a marqué les nationalismes populistes – mais pas absent dans l’URSS de Staline et dans les démocraties populaires après 1945.
Antisionisme et judéophobie
L’addition de ces judéophobies a nourri le drame du premier XXe siècle. Les leçons de la Shoah ont paru, un temps, discréditer la judéophobie. Mais les conflits de la géopolitique, avec la question palestinienne, lui ont redonné vie. L’antisionisme a nourri cette nouvelle judéophobie qui, en même temps, a retrouvé bien des traits des judéophobies passées. Elle s’exprime fortement dans le monde arabo-musulman. Elle persiste dans les extrêmes droites occidentales. Elle a gagné une part des extrêmes gauches soutenant la cause palestinienne et voulant marquer une solidarité avec l’immigration musulmane.
C’est un parcours somme toute pessimiste que nous livre Pascal Ory. Car si la judéophobie a un début, elle n’a pas une fin prévisible. La résolution (hypothétique) de la question palestinienne n’effacerait pas tous les ferments de la judéophobie accumulés dans l’histoire. Qui aurait dit qu’un candidat à la prochaine élection présidentielle, haut dans les intentions de vote, mettrait en doute l’innocence du capitaine Dreyfus ? Il n’y a donc pas d’autre issue que de lutter continûment contre la haine avec détermination.
Alain Bergounioux