La nouvelle période dans laquelle nous fait entrer la guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine pourrait paraître périmer les analyses antérieures. Elle modifie, en effet, profondément la situation de l’Union européenne en remettant au premier plan la géopolitique dans ce qu’elle a de plus tragique. (a/s de Nicole Gnesotto, L’Europe. Changer ou périr, préface de Jacques Delors, Tallandier, 2022, 318p, 20,90€)
Il y aura, certainement, un avant et un après pour cette crise, dont on ne connaît pas, au moment où ces lignes sont écrites, l’issue. Cependant, réfléchir à ce qu’a été l’évolution de la construction européenne depuis 1945, avec ses ambitions, ses réalisations, ses problèmes, ses contradictions, ne peut qu’être utile. Ce n’est pas la première étude sur le sujet ! Elles sont même multiples. Mais celle ci est particulièrement claire et suggestive. L’idée majeure de Nicole Gnesotto est que le temps est venu d’une adaptation majeure du modèle européen initial, malgré les adaptations qui ont déjà été faites. La réalité que nous vivons ne peut que justifier cette conviction.
Le « meilleur » de l’Europe
L’auteur suit un plan chronologique. Toute la première partie du livre rappelle ce qu’a été, hier, le « meilleur » de L’Europe. La consolidation de la paix, avec la réconciliation de la France et de l’Allemagne. Des réalisations concrètes qui ont été autant de succès. Des institutions ingénieuses qui ont établi un équilibre complexe mais constructif entre les États et une entité d’inspiration fédérale. Mais l’échec de la Communauté européenne de défense, entre 1952 et 1954, a décidé de la prégnance de la dimension économique dans cette construction, avec le Traité de Rome et le Marché commun. La politique menée par le général de Gaulle pendant onze années dans l’Europe des Six a souligné la force des États-nations, au rebours de ce qu’espéraient les Européens fédéralistes. La méthode « incrémentale » de Jean Monnet n’a pas débouché, mécaniquement, sur une solidarité politique.
Nicole Gnesotto montre bien que, dès le début, quatre grands débats non résolus ont accompagné et rythmé cette histoire. La finalité : espace, avant tout, économique ou espace politique ? Les frontières : l’élargissement jusqu’où ? La gestion économique : rigueur libérale ou relance keynésienne ? Et la gouvernance : ambiguë et de plus en plus complexe. Le contour des divisions, avec l’accroissement du nombre des États membres, jusqu’à 28 avant le Brexit, a eu tendance à se figer entre petits et grands pays, entre l’Ouest et l’Est de l’Europe, entre gouvernements « pingres » et gouvernements « dépensiers ». Les crises se sont donc succédées l’une après l’autre, depuis les années 1950 et, particulièrement, dans les deux premières décennies du XXIe siècle. Le Brexit, en 2016, en a été un point culminant. Malgré tout, l’Union européenne a tenu et l’intégration a progressé significativement, mais sans un projet clair. Les difficultés entrainées par la mondialisation et ses effets économiques et sociaux ont nourri un climat de défiance dans les opinions, que l’échec du projet de constitution européenne, en 2005, a traduit. Ce qui fait qu’au bout du compte « le besoin d’Europe ne correspond pas au désir d’Europe », pour reprendre une expression de J.-L. Bourlanges.
L’heure des défis
C’est d’une nouvelle adaptation de l’Europe au monde qu’il s’agit de réaliser. La seconde partie de l’ouvrage analyse justement ce monde, avec tous ses problèmes qui sont autant de défis : les pandémies, le réchauffement climatique, le terrorisme, les inégalités, les nationalismes, la réalité de la guerre… Nos repères vacillent. La gouvernance mondiale est paralysée. Les rapports de force prédominent. Les démocraties libérales sont contestées. Le poids de l’Europe tend à diminuer. Les crises du Covid et de l’Ukraine soulignent nos dépendances. La présidence de Donald Trump a montré que les États-Unis pourraient ne plus jouer le rôle protecteur qui a été le leur. L’Europe a commencé de réagir, comme l’a démontré le plan de relance adopté en juillet 2020 prévoyant une mutualisation de la dette, en contraste avec les atermoiements et les divisions qui ont suivi la crise financière et économique de 2008.
Mais il faut aller plus loin. C’est la conviction de l’auteur qui écarte ce qu’elle appelle des « fausses pistes » : l’Europe des nations, invoquée par les « souverainistes » de tous les bords, revenant à plus d’Europe du tout ; une Europe fédérale qui ne sera pas acceptée par les nations européennes ; la « répétition du même », qui n’est plus tenable. Il faut donc penser avec rigueur la notion de puissance européenne, et la faire advenir dans ses grandes dimensions, économique, évidemment, sociale, également, pour porter remède aux trop fortes inégalités qui minent l’adhésion des peuples, et militaire, en trouvant un équilibre avec l’OTAN qui est aujourd’hui urgent.
Ces aperçus rapides sur le contenu de ce livre montrent tout son intérêt. Il permet de poser les problèmes qui nous pressent avec la perspective historique nécessaire, et avec l’examen minutieux des crises récentes et de la manière dont elles ont été, au moins partiellement, surmontées. Nous devons avoir en mémoire la fameuse formule de François Mitterrand, en 1995, lors de son dernier discours devant le Parlement européen : « Le nationalisme, c’est la guerre ! ». Ce n’était pas simplement une fleur de rhétorique comme il a été dit parfois, mais la juste définition d’une menace toujours d’actualité. Pour être à la hauteur des défis, il faut une vision globale. Ce livre y contribue.
Alain Bergounioux