Quand l’histoire, même de temps plus reculés, nous aide à comprendre le monde. (a/s de Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, La Découverte, 2021, 352p, 19€)
L’histoire permet d’appréhender des questions qui nous préoccupent, met en évidence les ruptures tout comme les continuités. Car, lorsqu’on lit : « Il faut souligner le rôle récurrent des humbles (concierges, portiers, domestiques) dans [l]es récits de sauvetages d’enfants », comment ne pas penser aux « goys anars » qui « sauvent la vie des enfants, sans hésiter, sans barguigner, non pour gagner de l’argent et des médailles, mais parce que c’est normal » qu’évoque Ivan Jablonka dans sa tout aussi admirable Histoire des grands-parents que je n’ai eus (Le Seuil, 2012) ? Et ces personnes qui meurent en protégeant leurs proches que nous présente Jérémie Foa pour la Saint-Barthélemy, on peut les retrouver au Bataclan quatre siècles et demi plus tard.
Les acteurs de la tragédie
Cette histoire de « visages », disons-le, est un grand livre, une histoire sociale à la hauteur des deux best-sellers d’Emmanuel Le Roy Ladurie (Le Carnaval de Roman et Montaillou, village occitan). Interrogeant des sources, notariales et parlementaires (au sens de l’Ancien Régime, c’est-à -dire judiciaires) notamment, il nous présente nombre des acteurs de la tragédie, des tragédies plutôt puisqu’il ne se limite pas à Paris. Si la question religieuse est essentielle, et les spiritualités de ce temps sont finement prises en compte, ces massacres sont comme habituellement accompagnés de pillages, une véritable « mise à sac de la capitale ». Et la vie quotidienne continue pendant la tuerie déclenchée le 24 août 1572 : naissances, baptêmes, actes notariés ont lieu, pour lesquels il faut parfois passer par des rues jonchées de cadavres. Les massacreurs (« Des hommes ordinaires ? Mieux, des hommes respectables »), ensuite, ont bénéficié du soutien de la couronne, et les remords ne semblent pas avoir fait leur œuvre, sauf peut-être pour ce joaillier, installé après les faits dans les murs d’un confrère et victime, qui s’est fait ermite et est mort dans le dénuement.
Le livre sait aussi nous faire déambuler dans les villes, le Paris ou le Lyon du XVIe siècle, dont subsistent encore des éléments de toponymie, quelques bâtiments, des édifices religieux (Saint-Germain l’Auxerrois ici, l’abbaye d’Ainay là ), et même se rendre rue de l’Homme armé, vestige du vieux Paris, « symptôme du XVIe siècle égaré à l’époque romantique » où Hugo a fait habiter Jean Valjean et Cosette. Les références sont souvent explicites.
Dans l’atelier de l’historien
Surtout, il n’hésite à utiliser la première personne du singulier, pour bien sûr nous faire pénétrer dans l’atelier de l’historien, mais aussi pour le regarder penser. L’on peut souligner la qualité de l’écriture, mais l’histoire n’est-elle pas une littérature contemporaine ? Si l’auteur jongle sans problème avec les anachronismes (parlant ainsi de « la photo de noces » pour les présents à une cérémonie de mariage), l’on se demandera pourquoi des formules comme « l’été meurtrier » ou « les grands cimetières sous la Tour Eiffel » ne sont pas insupportables, alors que ce serait le cas pour les massacres du XXe siècle. Est-ce parce que les faits sont si loin, et que l’on peut pardonner à l’auteur ces paradoxales pratiques de mise à distance ? Bien sûr, l’approche de l’événement par l’espace et la sociabilité urbains est essentielle, d’où la référence à Isaac Joseph, un des sociologues les plus féconds de la fin du XXe siècle. Car c’est bien l’échelle de l’étude de Jérémie Foa qui nous permet de comprendre que, si le massacre n’est pas prémédité, ses responsables se sont longuement préparés, et la tuerie se situe dans un espace de proximité : connaître ses voisins, c’est reconnaître les protestants.
Enfin, il annonce pour 2022 son ouvrage sur les rescapés (Survivre en guerre civile), sur ce qui leur a permis d’en réchapper, déjà abordé dans le présent livre, y compris lorsque certains miliciens cachent des protestants que traquent leurs compagnons. Cela risque d’être passionnant, notamment par la mise en perspective avec les analyses de Jacques Semelin à propos des trois quarts des personnes considérés comme juives par les nazis et Vichy auxquels, en France, la population a permis d’échapper à l’assassinat.
Christian Chevandier