« En France, 25 % des élèves les plus défavorisés du classement ont quatre fois plus de chances de faire partie des plus mauvais élèves. » Trois questions à Claude Lelièvre, professeur honoraire à l’Université Paris V, est historien de l’éducation. Dernier ouvrage paru : L’école républicaine ou l’histoire manipulée. Une dérive réactionnaire, Paris, Le Bord de l’eau, 2022, 138 p.
On dit parfois que l’école est un champ de ruines : qu’en penses-tu ?
C’est un jugement manifestement exagéré. Si l’on se réfère aux résultats des enquêtes internationales administrées dans le cadre de PISA auprès des jeunes de 15 ans, la France se situe au niveau de la moyenne de l’OCDE. Par ailleurs 48% des jeunes qui sortent de formation initiale sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, ce qui est plus que la moyenne des pays de l’OCDE (44 %) Cela n’a pas toujours été le cas puisque cela représente plus du double de la génération qui part aujourd’hui à la retraite (22 % contre 27 % pour l’OCDE). La France a donc plus que comblé son retard.
Si les résultats dans le cadre de PISA ne sont pas « catastrophiques » – tant s’en faut – puisqu’ils sont dans la moyenne, il n’en reste pas moins qu’ils sont décevants en regard du budget alloué (un peu supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE) et surtout en regard du rôle que l’on assigne volontiers à l’École en France, à savoir s’efforcer de réduire les inégalités de performance selon les catégories socioculturelles. Or ce n’est pas du tout ce que l’on constate.
Les évaluations dans le cadre de PISA montrent que les résultats des élèves français sont plus dispersés que dans la plupart des pays de l’OCDE. On peut noter par exemple qu’en mathématiques, environ un quart des élèves sont en grande difficulté alors qu’un tiers des élèves réussissent bien voire très bien. C’est loin d’être « catastrophique » pour tout le monde. En revanche, on doit avant tout remarquer que la France est l’un des pays où le milieu socio-économique influe le plus les performances scolaires : 25 % des élèves les plus défavorisés du classement ont quatre fois plus de chances de faire partie des plus mauvais élèves.
Quelle politique possible vois-tu en matière d’égalité ?
On peut sans doute songer à un certain aggiornamento dans un certain nombre de domaines : la mixité sociale dans les établissements scolaires, les rythmes scolaires, les modalités d’évaluation, l’attractivité du recrutement des enseignants et leur formation professionnelle initiale et continue notamment. Mais si l’on veut avancer réellement, il n’y a pas d’autre choix que de clarifier, encore clarifier, toujours clarifier cette question.
S’agit-il d’une simple égalité dans le domaine et les limites du juridique à l’instar de ce qui était envisagé par Jules Ferry ? Il s’agissait pour lui de l’anéantissement de la « société de castes », de la société de privilèges de naissance (de « sang bleu ») d’Ancien Régime. Pas moins, mais pas plus. « Avec l’inégalité d’éducation, disait-il, je vous défie d’avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité théorique, mais l’égalité réelle car l’égalité des droits est le fond même de la démocratie. » Pour Jules Ferry, « l’égalité des droits », l’égalité juridique c’est « l’égalité réelle », parce que cela signifie la sortie de la « société de caste », de la société d’Ancien Régime.
S’agit-il d’une « égalité dans la différence » à l’instar de ce qui a pu se poser pour les filles par rapport aux garçons ?
S’agit-il de l’ « égalité des chances » avancée durant l’entre-deux-guerres et requalifiée « élitisme républicain » au milieu des années 1980 ? Dans son célèbre discours de Besançon du 23 mars 1946, Henri Wallon a été le premier à poser nettement le problème : « Il y a deux façons de concevoir l’enseignement démocratique. Il y a d’abord une façon individualiste qui a prédominé dans la période d’entre les deux guerres : c’est poser que tout enfant, quelle que soit son origine sociale, doit pouvoir, s’il en a les mérites, arriver aux plus hautes situations […]. C’est en fait une conception qui reste individualiste en ce sens que, si les situations les plus belles sont données aux plus méritants, il n’y a pas, à tout prendre, une élévation sensible du niveau culturel pour la masse du pays. »
S’agit-il, in fine, de dépasser effectivement la conception dominante dans les faits (et souvent dans les esprits) d’une « démocratisation individualiste » comme disait Wallon, limitée à la promotion de quelques-uns des élèves d’origines populaires ? Ou bien s’agit-il, comme le proposait le Plan Langevin-Wallon de 1947 de « démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus aptes que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation » ?
Faute d’un grand débat public sur cette question prenant effectivement en compte ces différentes orientations pour les distinguer et permettre des choix en toute connaissance de cause et en toute conscience, tous les glissements de sens restent possibles. Et, dans la confusion ambiante, les faux-semblants et les double-discours peuvent continuer à prospérer.
La question de l’égalité est-elle le seul problème majeur de l’école française ?
Dès les débuts de la Seconde République, l’exposé des motifs du projet de loi du ministre Hippolyte Carnot a situé l’institution de l’instruction obligatoire dans son contexte politique, à savoir le nouveau régime politique : la République. « Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront le salut et le bonheur de la France ». En conséquence, le programme de l’enseignement primaire doit renfermer dorénavant « tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. » L’enseignement primaire doit être rendu obligatoire pour tous les enfants « parce qu’un citoyen ne saurait être dispensé sans dommage pour l’intérêt public d’une culture reconnue comme nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté ».
Le suffrage universel appelle à l’évidence l’instruction obligatoire universelle parce que chacun se retrouve, en République, « co-souverain », et que le « souverain » – collectif – ne sera éclairé que dans la mesure où tous ses membres le seront. Il est loin d’être sûr que nous y sommes parvenus de façon satisfaisante. En novembre 2013, le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon (qui a déclaré « vouloir refonder l’École pour refonder la République ») a certes installé un Conseil supérieur des programme chargé de réfléchir à leur refonte globale. Cette nouvelle institution a travaillé et, en 2015, de nouveaux programmes ont été publiés par le ministère de l’Éducation nationale alors dirigé par Najat Vallaud-Belkacem. C’était la première fois que l’ensemble des programmes relatifs à l’instruction obligatoire étaient traités ensemble et simultanément ; et ce n’était donc pas rien car cela pouvait aller dans le sens d’une plus grande cohérence et pertinence. Mais, faute de traiter vraiment ce qui devait être maîtrisé en priorité et comment cela pouvait se faire, on est resté plutôt au milieu du gué…
Dans le domaine ayant directement trait à l’éducation civique républicaine, des programmes d’un « enseignement moral et civique » (allant du CP aux terminales) ont été alors également publiés. Ces programmes insistaient à juste titre sur la nécessité de s’appuyer sur des dispositifs pédagogiques propices à l’acquisition d’une culture morale et civique réfléchie, argumentée, critique plus que dogmatique. Mais ces dispositifs ont été mis en cause par le ministère suivant sous la houlette de Jean-Michel Blanquer.
Surtout, on est resté encore à distance de ce qui avait été à l’horizon du plan Langevin-Wallon en matière d’éducation républicaine démocratique : « L’éducation morale et civique n’aura sa pleine efficacité que si l’influence de l’enseignement proprement dit se complète par l’entraînement à l’action. Le respect de la personne et des droits d’autrui, le sens de l’intérêt général, le consentement à la règle, l’esprit d’initiative, le goût des responsabilités ne se peuvent acquérir que par la pratique de la vie sociale. L’école devra donc s’organiser pour leur permettre de multiplier leurs expériences, en leur donnant une part de plus en plus grande de liberté et de responsabilité, dans le travail de la classe comme dans les occupations de loisir [….] Il est nécessaire que les activités scolaires s’organisent de telle sorte que tous aient alternativement des responsabilités de direction et d’exécution .Il importe en effet d’éviter de cultiver en certains l’absolutisme du chef prédestiné et en d’autres l’habitude paresseuse d’une aveugle soumission »
Eh bien, il faut le dire, soixante-quinze ans après, on est encore loin du compte…. « Encore un effort pour être républicain ! », comme dirait le marquis de Sade.
Propos recueillis par Bruno Poucet
(entretien paru dans L’ours 524, janvier 2023)