Cinéma : Mad Max, film baroque, par Jean-Louis Coy (a/s de Mad Max. Fury Road, de George Miller, USA, Australie, 2015, 2 h, avec Tom Hardy, Charlize Theron)
L’actu des bulles : L’hard de la thèse, par Vincent Duclert (a/s de Thiphaine Rivière, Carnets de thèse, Seuil, 2015, 180 p, 19,90 €)
Pour quelques bulles de plus : Aaarg la révolution, par SYLVAIN BOULOUQUE (a/s de Pierre Place, Zapatistas, Éditions AAARG !, 2015 , 80 p, 17,5 €)
L’OURS au théâtre : Mai 68 en ses théâtres, par ANDRE ROBERT (a/s Mai, Juin, Juillet, de Denis Guenoun, mise en scène de Christian Schiaretti… )
L’actu des sons : Chanson française, par Frédéric Cépède (a/s Thomas Bergeron, Sacred Feast, iTunes, 9€ ; Les Rugissants, Litanies (https://lesrugissants.bandcamp.com/album/litanies, 6€)
Cinéma : Mad Max, film baroque, par Jean-Louis Coy (a/s de Mad Max. Fury Road, de George Miller, USA, Australie, 2015, 2 h, avec Tom Hardy, Charlize Theron)
Il faut tout de suite s’entendre. Le dernier opus de la fameuse série tournée par George Miller, le cinéaste australien, n’a rien à voir avec un banal blockbuster.
Ce n’est pas le hasard qui a permis à Mad Max : Fury Road de se présenter en ouverture à Cannes, hors compétition, même si le fait de se promener en tête du box-office peut faire sourire les critiques intellos ! Le phénomène Mad Max se répète après ceux des années 80 où Mel Gibson se taillait une carrière sur mesure dans le rôle du justicier traversant un monde de terreur, de violence proche du meilleur de la science fiction, du thriller.
L’actuel Mad Max est représenté dorénavant par Tom Hardy, un acteur subtil et charismatique déjà vu dans Quand vient la nuit de Michael R. Roskam l’année dernière. Associé à la magnifique Charlize Theron, le héros acquiert une dimension plus humaine que celle jadis incarnée par Mel Gibson.
L’histoire elle-même n’est pas nouvelle, nous restons dans le même domaine où le vengeur condamné à l’exil participe à une incessante course-poursuite dans le désert à bord de machines impossibles à décrire, pilotées par des « a-humains » dépourvus de sens « républicain ou moral » et passant le temps à s’entretuer sans raison précise.
La mise en images s’avère stupéfiante, la débauche des moyens techniques, des effets spéciaux, ne suffit pas à réduire la créativité de George Miller à la seule virtuosité. Nous découvrons ici une certaine manière de « faire le cinéma », cette maîtrise échevelée mais efficace à justifier le label d’art et d’essai remis à l’opus (on signale que la copie « noir et blanc » promue par le réalisateur est sublime).
Épopée baroque
En effet l’abondance des plans, en dépit du foisonnement parfois brutal de la bande-son, finit par harmoniser une sorte de discours alliant le spectacle à la fantaisie, l’espace à l’intimité, les visages à la dramaturgie. Voilà bien une particularité de ce film que celle de nous renseigner sur la psychologie des protagonistes à travers des regards, des silences, des gestes qui les individualisent. Nous pourrions ajouter que cela rend le film de George Miller différent d’un western ou d’un péplum et l’associe à une épopée baroque autant que ludique à la seule condition d’en respecter le rythme qui a bien des titres évoque celui propre au cinéma de John Boorman.
L’écologie, bien sûr, la lutte féminine, la civilisation décadente, la bataille pour la survie et même ce fond discret de la quête ésotérique s’associent à un sujet où apparaît également une curieuse relation avec la notion de sang humain (le surnom de « globuland », la pâleur extrême de certains individus, en particulier des enfants, le cordon ombilical, etc. : il ne faut pas oublier que George Miller dans sa première vie était médecin urgentiste). Par ailleurs, rappelons-nous que ce réalisateur n’est pas le premier venu. Ses films se veulent des témoignages d’un monde post-apocalyptique où l’aliénation et la violence absolue dessinent la fin de toute forme civilisée. Notre première impression est toujours excitante mais ensuite naît cette sensation d’inquiétude existentielle si clairement exprimée par ce Mad Max. Nous sommes bien éloignés des Sorcières d’Eastwick ou de Babe, un cochon dans la ville, films qui démontrent l’éclectisme du cinéaste australien.
Certes, il est toujours facile de bouder son plaisir, cela voudrait malgré tout dire qu’on néglige la diversité du talent, le feu de l’imaginaire, le baroque esthétique autant d’éléments présents sur l’écran à la seule condition d’en accepter le lyrisme plus ou moins inventif.
Jean-Louis Coy
L’actu des bulles : L’hard de la thèse, par Vincent Duclert (a/s de Thiphaine Rivière, Carnets de thèse, Seuil, 2015, 180 p, 19,90 €)
Carnets de thèse fait un tabac dans les bacs des libraires. Les milliers de thésards, d’anciens et de futurs thésards y lisent le parcours du combattant, en l’occurrence une combattante, la jeune Jeanne, professeure de lettres dans un collège difficile de l’académie de Versailles, que le célèbre spécialiste de Kafka, le professeur Alexandre Karpov, accepte de prendre en thèse. Certes, elle n’a pas obtenu de financement. Mais qu’à cela ne tienne, elle décide de prendre trois ans de disponibilité et de financer sa thèse en donnant des « cours de fac en tant que doctorante », explique-t-elle à son petit ami Loïc.
Commence un long parcours de désillusion, pire de découverte d’un monde d’oppression subtile et de trahison des idéaux qui gouvernement, en principe, le monde de la recherche et de la connaissance : directeur jamais disponible et consentant à lire des chapitres que des mois après leur envoi, services universitaires refusant de rémunérer les heures de cours aux personnels vacataires, secrétariat administratif terrorisant et incompétent, ambiances de cour florentine entre les différents thésards d’un même professeur, rythme épuisant de travail et précarité en tout, absence totale de débouchés professionnels, ruptures avec ses amours, ses amis, sa famille parce que personne ne peut comprendre l’effort de tous les instants et le poids moral qu’implique une thèse.
Il n’y a que du vécu dans cette chronique désabusée qui garde intact l’esprit d’aventure et de croyance animant ces jeunes chercheurs et fait surgir, de temps à autres, les signes de la solidarité entre les damnés de la thèse. Mais le pire est à venir, après la soutenance, quand débute une autre recherche, celle des postes…
Imaginé par Thiphaine Rivière qui a cumulé trois ans de thèse et un travail administratif dans une école doctorale, ce roman graphique a le charme de la bohême parisienne et des illusions perdues. S’il oublie ces professeurs dévoués à leurs thésards et ces secrétaires précieuses entre toutes (chacun de nous en connaît), il met en images et en mots une jeunesse sacrifiée, dépouillée de ses rêves et bercée de son humour.
Vincent Duclert
Pour quelques bulles de plus : Aaarg la révolution, par SYLVAIN BOULOUQUE (a/s de Pierre Place, Zapatistas, Éditions AAARG !, 2015 , 80 p, 17,5 €)
Toujours à la limite du graveleux mais en même temps extrêmement drôle, l’un des derniers nés des éditions AAARG ironise au huitième degré sur la révolution mexicaine de 1911 et sa prolongation zapatiste contemporaine. La devise « sexe, tequila et pistoleros », les aventures sentimentales de Carmen y Jorge conduisent le lecteur dans un Mexique insurgé. Cet album offre un détonant mélange entre un Sergio Leone et un Ferdinando Baldi, sous une forme graphique formant un tout truculent, même si la politesse n’est pas au rendez-vous. Mais c’est là une de ses principales qualités, la révolution, même mexicaine, n’étant pas vraiment un dîner de gala mais plutôt le prétexte à des orgies.
Sylvain Boulouque
L’OURS au théâtre : Mai 68 en ses théâtres, par ANDRE ROBERT (a/s Mai, Juin, Juillet, de Denis Guenoun, mise en scène de Christian Schiaretti… )
Dans le numéro de L’OURS paru en mai dernier (n°448), rendant compte du dossier de la Revue d’histoire des sciences humaines consacrés aux « années 68 des sciences humaines et sociales », Robert Chapuis écrivait : « Le paradoxe, c’est que la signification de mai 68 n’est pas la même selon les secteurs concernés ». C’est exactement dans cette perspective que le philosophe et metteur en scène Denis Guenoun a conçu son Mai, Juin, Juillet, puisque, se demandant comment entrer dans une représentation de « mai 68 » et ses suites, il a choisi d’y entrer précisément par le secteur du théâtre. Cela nous vaut du théâtre dans le théâtre, en un sens particulier, non pas pirandellien (où il s’agit d’interroger les notions de réalité et de vérité à travers un jeu sur personnages et personnes « vraies »), mais concernant le choix des moyens les plus propres à dire à la fois l’Histoire au théâtre et l’histoire du théâtre au cours des événements de 1968.
Mai se déroule entièrement à l’Odéon théâtre des Nations, conformément à ce qui s’y est passé réellement puisque cette scène fut occupée pendant tout le mois par des étudiants contestataires puis par toute une série de squatters plus ou moins douteux, tels les dénommés « Katangais ». La scène inaugurale est saisissante qui voit sortir des mini-loges latérales une quarantaine de révoltés au verbe haut, parmi lesquels Dany le Rouge argumentant avec toute la verve qu’on lui connaît. La figure centrale de ce premier acte est Jean-Louis Barrault (incarné majestueusement par Marcel Bozonnet), le directeur, qui, à partir de sa position d’artiste officiel quoique non inféodé (claudélien, apprécié de Malraux et du général de Gaulle) tente maladroitement, tout en restant sincère, de se concilier les bonnes grâces des jeunes gens en vue de sauver son théâtre, et d’abord d’y assurer la sécurité élémentaire. Il sera très vite débordé, écarté par les contestataires, démis ensuite de ses fonctions par le pouvoir politique lui-même (au motif de n’avoir pas été systématiquement du côté répressif). Pour dire cette histoire, Denis Guenoun a choisi de coller aux événements et d’en réinventer fort brillamment le récit par le truchement d’une lettre, fictive, adressée par Barrault à son vieil ami (et condisciple chez Dullin), Jean Vilar.
Juin se passe au théâtre de la Cité à Villeurbanne, figure de proue de la décentralisation (dont une très belle maquette restitue la marque architecturale si particulière, dans le quartier des Gratte-ciel1). Là se sont tenus des Etats généraux du théâtre où se sont rassemblés la plupart des grands metteurs en scène et directeurs de maisons de la culture du moment : Roger Planchon, l’hôte villeurbannais, qui, à travers des échanges assez confus et contradictoires, prend assez vite le leadership pour affirmer critique du pouvoir en place et nécessité du maintien des moyens d’une politique culturelle (inaugurée par Jeanne Laurent et amplifiée par Malraux), mais aussi Gabriel Monnet, José Valverde, Hubert Gignoux, Jean Dasté, Francis Jeanson, Gabriel Garran, Georges Wilson, etc. Parallèlement à ce dialogue habilement reconstitué, l’auteur nous ménage quelques flashes très drôles sur les personnalités au pouvoir, le général, Pompidou, Fouchet, Messmer, dont les propos sur la situation, certes caricaturés, sont éminemment révélateurs…
Juillet enfin, situé à Avignon, tourne entièrement autour de la figure majeure du théâtre populaire des décennies 50 et 60, Jean Vilar (incarné par Robin Renucci, bouleversant), qui répond à la lettre de Barrault en évoquant ce qu’il a vécu au cours du festival, la blessure ineffaçable qui lui a été infligée et qui l’a conduit – dès septembre de la même année – dans une clinique de repos voisine du Palais des papes. C’est de là que, parfois dans la pénombre, mais en usant de toute la profondeur du plateau, il nous conte les accrochages verbaux avec les contestataires, les incidents autour d’une représentation finalement interdite du Living Theatre, le meurtrier « Vilar/Salazar » qui lui a été lancé, et surtout sa rencontre dans une rue d’Avignon (où il aimait marcher de nuit) avec une mystérieuse jeune femme qui lui exprime toutes les frustrations et intentions intellectuelles et existentielles de la jeunesse, ainsi qu’une bonne dose d’agressivité (elle se révélera ultérieurement comme une femme de théâtre reconnue s’inscrivant dans la mouvance vilarienne).
La force de cette pièce, qui – outre sa dimension historique et politique – possède une vraie puissance poétique, est de ne pas nous livrer de conclusion, mais d’ouvrir à une réflexion sur les différents sens de 68 et sur le conflit des interprétations de la politique culturelle d’alors (au confluent de plusieurs héritages hétérogènes). Christian Schiaretti réussit une mise en scène impressionnante, servie par plus de quarante comédiens, les 3 heures 40 de ce spectacle passant très vite. Quand on s’intéresse à mai 68 ou qu’on aime le théâtre (ou les deux !) il faut y courir.
André Robert
(1) Voir la représentation dans les lieux-mêmes ajoute évidemment à la mise en abyme.
En attendant une reprise, on peut écouter la pièce sur le site de France Culture : www.franceculture.fr, et la lire (éditions Les Solitaires intempestifs).
L’actu des sons : Chanson française, par Frédéric Cépède
(a/s Thomas Bergeron, Sacred Feast, iTunes, 9€ ; Les Rugissants, Litanies (https://lesrugissants.bandcamp.com/album/litanies, 6€)
Pourquoi Olivier Messiaen (1908-1992) a-t-il toujours déclaré ne pas aimer le jazz ? Les jazzmen eux ne sont pas passés à côté de l’œuvre du compositeur français dont l’inspiration trouvait ses sources chez Debussy, Stravinsky dont on ne peut pas dire qu’ils étaient hermétiques à cette musique. Bref, que le trompettiste et compositeur Thomas Bergeron qui voyage entre classique et jazz revisite dans ce CD autoproduit la musique de Messiaen n’a rien d’incongru. Le septet qu’il dirige sur Sacred Feast comprend trompette, guitare (classique et électrique), accordéon ou piano, cello, contrebasse, percussion, et voix (Becca Stevens). Dans la chanson Pourquoi ?, les questions posées par Messiaen n’apportent pas de réponse à notre interrogation initiale, mais la chanteuse embarque l’auditeur dans l’univers de la chanson française et de sa syntaxe si particulière. On entend parfois les oiseaux chers au compositeur français, la nature, les silences, une Vocalise aérienne et peu importe en fait ce qu’il aurait dit de cet hommage envoûtant, la musique en dit plus que les mots.
Les rugissants, une formation fortement « cuivrée » emmenée par le fort jeune pianiste, compositeur et arrangeur Grégoire Letouvet, viennent de sortir un EP Litanies qui se saisit aussi de cette histoire de la chanson française, de cette langue qui jazze à sa manière avec Trenet, Legrand, Ferré, Nougaro… et se nourrit de Debussy, Ravel, Fauré, et Messiaen. Aux mots (et musiques) de Ferré à Kurt Cobain en passant par Éluard, sept titres dont quatre chansons interprétées par Mathilde (subtile sur La mémoire et la mer), Ellinoa et Louisa Rosi (Où va cet univers). Tout n’est pas parfait, mais le potentiel d’évocation, l’énergie des solos (notamment du sax bariton sur une composition, Iskra, qui réveille et envoie un gros son néofunk) et cette « tradition » revisitée avec les oreilles du XXIe siècle prouvent que la musique n’a pas d’âge quand la passion et le talent sont là.
Frédéric Cépède
Thomas Bergeron, Sacred Feast, iTunes, 9 €
https://lesrugissants.bandcamp.com/album/litanies, 6 €