Christian Byk est chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique, CNRS, ENS Paris- Cachan. Il dirige la revue Droit, santé et société (édition ESKA) qui a publié en 2021 un dossier sur « Le vieillissement ».
Le vieillissement des populations semble uniquement problématisé sous l’angle des retraites. Ne passe-t-on pas à côté de l’ensemble de la question ?
Les retraites ne sont qu’un aspect, certes brûlant et polémique, du vieillissement parce qu’en l’état, elles concernent le temps court, l’urgence à prendre conscience et à agir en ayant à l’esprit le temps long des générations futures et la nécessité de ne pas seulement percevoir les retraites dans une dimension financière. De fait, le vieillissement est signe de bien d’autres questions, qui nous font voir les difficultés des transformations sociales auxquelles nous sommes confrontées.
En premier lieu, il est au cœur de l’épuisement de notre système de santé. L’allongement de la vie et les maladies chroniques comme l’accroissement des technologies médicales et de leur coût le rendent moins efficace et moins humain. Or, droit fondamental, l’accès à la santé, pour être concret, doit équilibrer le droit individuel et une dimension de santé publique.
Cet aspect du vieillissement nous conduit tout droit à aborder les inégalités territoriales. Ainsi, les personnes âgées sont de plus en plus isolées et nombreuses dans des communes dépourvues de services de sorte que le lien social avec ces territoires s’affaiblit. C’est la deuxième phase d’un phénomène qui avait commencé au XIXe siècle avec le premier exode rural : les enfants qui vont en ville laissent vieillir seuls leurs parents.
Le constat est fort : la perte du lien social touche en priorité les personnes âgées. Pour la sociologue Jacqueline Trincaz, « à la ségrégation des sexes a succédé la ségrégation des âges », qui mène à la négation de l’autonomie des personnes âgées (« Personne âgée : quelle représentation sociale ? Hier et aujourd’hui », Expertise collective, INSERM, Activité physique et prévention des chutes chez les personnes âgées, 2015). Comme le dénonce le Comité national d’éthique en février 2018 (Avis 128), « leur exclusion de fait de la société a probablement trait à une dénégation collective de ce que peut être la vieillesse ». La surmédicalisation de la vieillesse conduit donc à une fragilisation des personnes mais aussi de la société parce que l’on se prive de ce qui est notre condition humaine : transmettre, de génération en génération, valeurs, idéaux, connaissances et pratiques.
Plus prosaïquement, c’est la démocratie qui devient vulnérable. Certes, exclus socialement, les vieux gardent un lien avec l’idéal démocratique en votant alors que les plus jeunes se reconnaissent moins dans des pratiques politiques à l’écart de leurs préoccupations et qui les laissent « galérer ». Alors, comment une personne âgée pourrait-elle exercer ses droits lorsque tout s’oppose à cet exercice ?
Il existe sans doute des pistes pour définir concrètement les possibilités d’une participation citoyenne dans le cadre du vieillissement démographique et territoriale. La loi du 23 mars 2019, qui prévoit que « le majeur protégé exerce personnellement son droit de vote », en constitue un exemple, encore que cette disposition renforcerait symboliquement le poids déjà important des « seniors » dans l’expression du suffrage politique. Si ce poids ira en s’accentuant, il est aussi vraisemblable que leur approche du politique changera. En effet, si « les évolutions, portées dans les années soixante par les jeunes générations, affectent peu (aujourd’hui) le système de normes et de valeurs des seniors, elles auront en revanche un effet important sur ce groupe d’âge dans les années à venir… »1.
Peut-on définir le vieillissement ? L’âge est-il le seul critère ?
À quel âge devient-on vieux ? Cela peut paraître une question d’école, sauf à comprendre que c’est sur ce seuil et la qualification qu’il implique pour une personne que se construisent la perception sociale de la vieillesse et les politiques publiques qui lui sont destinées.
La manière dont la vieillesse est perçue dans nos sociétés contemporaines montre qu’elle semble égarée dans son époque. C’est dans le contexte économique et social que cette réalité s’applique avec le plus de dureté. En effet, comme l’écrit la sociologue Jacqueline Trincaz, si « l’allongement de la durée de la vie représente une victoire sans précèdent pour l’humanité… ce phénomène heureux… fait figure de catastrophe car la réalité démographique s’accorde mal avec le contexte économique et social ». « Il est désormais communément admis de parler du « poids économique » que représentent les personnes âgées, et ce, à travers deux aspects : le système de retraites et le système de soins » .
À cet égard, certains n’hésitent pas à parler de « la manipulation de la notion de vieillesse ». Analysant cette manipulation, Jérôme Pellissier (« Une planète grisonnante. À quel âge devient-on vieux ? », Le Monde Diplomatique, juin 2013) en conclut que « ce n’est pas un hasard si les trois discours dominants sur les personnes âgées sont d’ordre démographique, médical et économique : faute de penser la vieillesse, on se focalise sur le nombre, sur les corps et sur le coût ». Il relève ainsi, discours politiques à l’appui, que l’« on majore toujours le nombre de ceux que l’on rejette » et de conclure que, « dans un avenir prévisible, les plus de 60 ans ou de 65 ans ne seront jamais majoritaires ». L’INSEE, plus précise, estime qu’en 2040, les personnes de plus 65 ans représenteront un habitant sur quatre et qu’en 2070 la France compterait une personne âgée de plus de 65 ans pour deux personnes âgées de 20 à 64 ans (TEF, édition 2018 – Insee Références).
Reprenant Pierre Bourdieu (La “jeunesse” n’est qu’un mot, Questions de sociologie, Minuit,1980), Pellisssier confirme que l’âge est une « donnée biologique socialement manipulée et manipulable ». Il considère ainsi qu’une fois « cette fausse unité réalisée (autour de la notion de personne âgée), on peut aisément généraliser à l’ensemble de ces personnes des caractéristiques… propres seulement à certaines d’entre elles (et que) cette forme d’âgisme utilise un procédé qu’on retrouve par ailleurs dans le racisme ou le sexisme ». Pour lui, c’est « faute de s’attaquer aux vraies causes de la faillite de notre système économique (que) certains désignent de nouveaux coupables : les inactifs (retraités ou malades) qui vivent plus longtemps ».
Cette perception sociale ne correspondrait donc pas à la réalité dans sa diversité et ses nuances mais elle permettrait de construire des représentations sociales qu’exprime un vocabulaire qui sera utilisé pour présenter et justifier le choix des politiques publiques. Ainsi, « vieux signifie qui est là depuis longtemps », il est neutre en soi. Mais le plus souvent, dans notre société de consommation, il a la valeur négative de la chose usée, bonne à jeter. C’est ce que reflète le vocabulaire même des politiques publiques.
Le scandale Orpea montre que la vieillesse est un marché très mal contrôlé. Alors, notre société s’est-elle vraiment préparée à cette société vieillissante ?
Les conséquences de l’attitude sociale à l’égard du vieillissement ne mettent pas seulement en avant des questions en apparence techniques, comme la réglementation plus ou moins contraignante applicable aux établissements de santé accueillant des personnes âgées. Elles nous interrogent, plus globalement, sur la place des « personnes âgées » au sein de notre société et le rôle, plus ou moins pernicieux, de nos choix, comme en témoignent 60 ans de politique publique.
Ainsi le rapport Laroque (1962) de la Commission d’études des problèmes de la vieillesse tirait la sonnette d’alarme sur la situation précaire d’un grand nombre de personnes âgées mais il n’en percevait pas moins le vieillissement de manière négative car « il “grève les conditions d’existence de la collectivité française” par le coût de l’entretien des personnes inactives, le ralentissement des secteurs économiques employant des travailleurs vieillissants ». Le rapport proposait donc, pour remédier à cette situation, le slogan « les vieux doivent rester jeunes », qui en dit long sur l’esprit qui animait la politiques publique.
En 1980, le rapport « Vieillir demain » reconnaissait que la référence à la jeunesse n’est plus impérative : « L’âge n’est pas nié ; les personnes âgées ne jouent pas à ne pas l’être, il ne s’agit pas d’une parodie de la jeunesse. Le vieillissement et l’identité propre qu’il confère sont assumés ». Mais, si la vieillesse ne rimait plus avec jeunesse, elle rimait toujours avec sagesse de sorte que l’inclusion sociale supposait, dans chacune des orientations de la politique publique, de satisfaire à des critères d’intégration auxquels seule une minorité pouvait répondre.
Il faudra attendre le début des années 2010 pour que les rapports officiels adoptent une approche plus positive du vieillissement, proclamant même avec que « le vieillissement est une chance pour la jeunesse et une opportunité pour la France ».
Aujourd’hui, l’allongement de la durée de la vie humaine s’accompagne d’une demande de bien vieillir, qui stimule la médecine et conduit même certains à penser que la voie de l’immortalité nous serait ouverte. Mais est-il nécessaire pour cela d’assimiler le vieillissement à une maladie et de faire croire à sa possible disparition ? Cette illusion, qui est notamment celle du transhumanisme, conduit au rejet, voire à la maltraitance de nos aînés.
Le vieillissement n’est qu’un rappel de la mort, de ce que notre présence n’est qu’un passage. Or, notre époque, matérialiste – je devrais dire consommatrice, voire cannibale – ne nous offre plus de projet, d’utopie qui nous permettraient d’ « aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Le courage, c’est pourtant de transmettre de génération en génération le fruit de nos connaissances et de nos actions pour les inscrire dans une histoire commune qui constitue l’épopée humaine.
Propos recueillis par L’Ours (L’OURS 525, février 2023)
1 : Bernard Denni, « Participation politique et vote des seniors à l’élection présidentielle de 2007, Gérontocratie et société, 2007/1, p. 29-50.