L’ouvrage de Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et rattaché au CEVIPOF, analyse les différents facteurs ayant mené le Rassemblement national, parti d’extrême droite aux racines xénophobes et marginal, à la première des oppositions à l’Assemblée nationale après les élections législatives 2022. (a/s de Luc Rouban, La vraie victoire du RN, SciencesPo, Les Presses, 2022, 192p, 15€)
La conclusion de l’auteur est que, dans un monde où les urgences et les crises se succèdent, l’offre populiste résout la demande d’apparence contradictoire d’autorité, de protection sociale face à la mondialisation et au dérèglement climatique et de récompenses individuelles permettant la promotion sociale. Pour cela, le RN propose de fermer les frontières et recourir à la « préférence nationale », en opposition à la fois au « libéralisme mondialisé et managérialisé » incarné par l’offre politique de Renaissance (ex-La République en Marche) et la solidarité transnationale incarnée par LFI et la NUPES. Cette offre s’épanouit dans une société perçue comme injuste, où l’héritage joue un rôle prépondérant dans la réussite sociale. L’État, plutôt que régulateur des relations entre classes sociales, n’a mené selon l’auteur qu’à la reformulation du « corporatisme », du « mépris social » et de la « logique de rang ». Le RN se nourrit de cette faiblesse pour construire son succès politique, au risque de la bascule autoritaire de la France
Pour construire ce diagnostic, Luc Rouban examine d’abord la banalisation du RN. Il démontre qu’au-delà de la qualification de populisme, le RN réussit à rassembler des citoyens en demande d’efficacité immédiate de l’action publique et de davantage de démocratie directe. À travers l’étude du soi-disant « gaucho-lepénisme » et du vote en outre-mer, il montre que ces électeurs sont avant tout à la recherche d’un candidat capable de transformer leur réalité économique et sociale immédiate, qu’ils ont trouvé en Mme Le Pen et ses candidats aux élections législatives. Ces électeurs sont aussi à la recherche d’autorité du pouvoir exécutif et se retrouvent dans les députés RN qui incarnent leur représentation du politique en jouant le jeu des institutions (cf. l’affaire des cravates).
Le RN et le terrain social
Tandis que le macronisme est un vote de catégories moyennes et supérieures fortement diplômées, le chapitre deux explique en quoi le RN sait dorénavant s’adresser aux catégories populaires. Cela découle de sa qualification de « première opposition politique » par le président Macron et de son libéralisme. À l’inverse de la gauche, dorénavant incarnée par la NUPES, le RN est allé certes sur le terrain de la contestation économique, mais aussi du manque de reconnaissance et du lien social. En appliquant cette stratégie, il réussit à s’extirper d’un discours centré avant tout sur le rejet de l’étranger, de l’immigré et de l’Europe. Ainsi, en vampirisant les partis de gouvernement (gauche et droite modérées), le macronisme a ouvert la possibilité à l’extrême droite de se positionner en première opposition politique. Elle occupe dorénavant le terrain de « la question sociale et des raisons d’être du vivre-ensemble », notamment par la défense des fonctionnaires sans quitter le terrain de la sécurité et de la lutte contre l’immigration. Macron, en jouant au prince-philosophe (« comme bon nombre d’énarques en quête d’onction universitaire »), s’approprie des registres de légitimation qui le coupe des classes moyennes et l’empêche d’élargir sa base électorale. Sur les axes du libéralisme économique et du libéralisme culturel, une majorité de Françaises et de Français se situent dorénavant pour une offre peu libérale économiquement et peu libérale culturellement à l’égard des étrangers.
L’auteur établit ensuite que la droitisation de l’électorat est un phénomène de fond que les discours de la NUPES sur l’opportunité d’un « troisième tour » ne peuvent contredire : depuis 2001, une part sensible de l’électorat se classe plus à droite qu’à gauche. Surtout, depuis 2016, le nombre de personnes refusant l’axe gauche-droite passe de 29 à 39 %, puis se stabilise à 36 % en 2021. Dès lors, plutôt qu’une adhésion aux thèses de la droite, on peut considérer qu’une part substantielle de l’électorat (surtout les cadres et professions supérieures, et avant tout une partie des élites de la fonction publique) se distancie de la gauche pendant le quinquennat Hollande. Cette droitisation se produit en définitive sur le terrain économique et pénal, allant jusqu’aux électeurs de gauche dont la moitié considère « qu’il y a trop d’immigrés en France ». On retrouve ce phénomène en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Il va de pair avec un discours contre l’État-providence ramené à « l’assistanat », ou encore avec l’idée partagée par environ trois quart des Français que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment ». Cette demande se traduit par le rejet de l’immigration et la promotion individuelle, tandis que la demande de services publics s’incarne dans le rejet de l’étranger qui serait responsable de la hausse du « ticket d’entrée » à l’État-providence. Dans ce tableau, le PS a échoué à associer le libéralisme économique à la promotion sociale.
Voter RN pour exprimer un malaise
Le dernier chapitre traite de l’attente d’équité dans la population. Il rappelle utilement que macronisme et lepénisme produisent un discours « contre les élites » (suppression de l’ENA, du corps préfectoral). Il rencontre une population où les diplômes ne se traduisent ni en carrière stable ni en progression sociale, notamment dans un système mondialisé. Le déclassement social reste l’élément-clé de l’électorat du RN, face à un discours sur la « République des mérites ». La précarisation atteignant la fonction publique, traditionnellement plus diplômée, qui se tourne aussi vers le RN. À ce phénomène s’ajoute le rôle de paratonnerre de Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, menant 47 % des enquêtés à considérer que l’élection de 89 députés RN est une bonne chose. Ce phénomène démontre que le vote RN est devenu le « moyen de projeter un malaise social et professionnel qui ne trouve pas d’autre expression politique », un vote de demande de justice dénuée de connotation xénophobe. Pour autant, les électeurs du RN rejettent de façon plus affirmée l’Union européenne et les immigrés que le reste de la population, sans que ce sujet ne figure en tête de leurs revendications à la différence des sujets économico-sociaux.
En définitive, la progression entre 2012 et 2022 de l’électorat RN se fait dans les catégories moyennes et supérieures, chez les citoyennes et citoyens se déclarant insatisfaits dans leur vie. Dans la fonction publique, cette progression concerne les organismes dont les conditions de travail et la communication avec les dirigeants se dégradent, avec en trame de fond un contexte d’incidents voire d’agressions liées aux questions religieuses. Elle repose aussi sur une logique d’indifférenciation des carrières (recours aux contractuels) qui provoque une anomie, donc une anxiété menant au vote d’extrême droite. Ainsi, la détérioration des relations sociales et de la qualité de vie particulièrement au travail explique ce vote, dans le secteur privé comme public.
Cet ouvrage ramassé (à peine cent cinquante pages) peint un tableau fondé de l’électorat français. Convaincant, il lui manque néanmoins une justification du différentiel entre élections locales et nationales, puisqu’aux élections de 2020 et 2021 plusieurs grandes villes ont basculé à gauche (Bordeaux, Marseille, Lyon), le nombre de départements à gauche et à droite reste stable, et surtout aucune des grandes forces politiques des élections nationales de 2022, Renaissance et le RN, ne réussit à s’imposer dans les collectivités. Enfin, les passages sur les échecs du quinquennat de François Hollande et sur les élites de gauche de gouvernement peuvent sembler convaincants mais manquent de fondement pour emporter le lecteur autant que les passages fondés sur les sondages et enquêtes. Ces quelques remarques n’enlèvent rien à l’utile contribution de cet ouvrage au débat politique et sur la détérioration du socialisme comme idée politique promouvant l’émancipation mais ne parvenant plus à convaincre les électeurs.
Thibault Delamare
Article paru dans L’OURS 525 février 2023