Quand les vieilles barbes de la IIIe République interdisaient aux femmes de philosopher.(a/s de Annabelle Bonnet, La barbe ne fait pas le philosophe. Les femmes et la philosophie en France (1880-1949), CNRS Éditions, 2022, 332 p, 23€)
Enfin installée, la IIIe République lançait son premier chantier, la création d’un système scolaire public et laïc qui porterait ses valeurs et ferait barrage à l’influence des écoles confessionnelles. C’est dans ce contexte que, le 21 décembre 1880, une loi portée par le juriste Camille Sée ouvrait l’enseignement secondaire public et laïc aux jeunes filles françaises. Dorénavant, comme les garçons, les jeunes bourgeoises, car il ne s’agissait que d’elles, pourraient aller au lycée. Là s’arrêtait l’analogie.
Ni citoyennes, ni philosophes
Le député était déçu. Les sénateurs venaient de rejeter le droit pour les filles d’accéder à la discipline-reine. Les femmes n’étaient pas citoyennes, elles ne seraient pas non plus philosophes. Depuis le début du siècle, les régimes successifs, à l’exception de la Commune, n’avaient eu de cesse de rogner les libertés que les femmes avaient eu l’audace de revendiquer pendant la Révolution. La IIIe République qui pourtant se voyait comme l’aboutissement de celle-ci ne fit pas exception. Il fallait des lycées pour fournir aux élites masculines des épouses assez cultivées pour ne pas leur faire honte, pas des concurrentes, ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan professionnel. Faute de philo, on octroya aux lycéennes un cours… de morale. Et pour enseigner cette morale privée d’assise philosophique, on recruterait des enseignantes elles-mêmes privées de formation. Jeanne Ancelet-Hustache, lycéenne au début du XXe, se souvenait du cours de philosophie dispensé « en fraude » par sa professeure de morale, philosophe autodidacte et pleine de bonne volonté qui tentait d’inculquer à sa classe des rudiments de « Kante », d’« Héguel » et de la doctrine « maxiste ». Aussi, en 1885, le jury de l’agrégation de lettres imputait à « une première éducation philosophique » insuffisante les piètres résultats des candidates à l’épreuve de morale. Quant aux rares jeunes femmes assez tenaces et passionnées pour mener leurs études jusqu’à la licence de philosophie, l’Université les cantonnait ensuite dans une marginalité frustrante. Sortie majore de l’École normale de Sévres, Jeanne Benaben qui cosignait avec lui des manuels scolaires, n’a pas eu la même carrière que son mari inspecteur général de l’Instruction publique. De fait, l’Université l’a ignorée. Même chose pour Jeanne Baudry, première candidate et deuxième des huit lauréats de l’agrégation de philosophie en 1905.
En février 1912, la quiétude du Collège de France était troublée par le tapage d’une quarantaine de dames venues réclamer des chaises pour assister au cours d’Henri Bergson ! L’incident qui fit les choux gras de la presse révélait que le droit à philosopher n’était pas seulement l’affaire d’une poignée de vaillantes transgressives, mais qu’il relevait d’une volonté bien plus large, collective. Il mettait aussi en lumière l’opposition systémique créée par la loi Sée à ce droit. La Grande Guerre ne tarderait pas mettre sur cette prise de conscience, le large couvercle posé sur la revendication féministe en général. Mais la mobilisation et l’hécatombe des jeunes hommes, des étudiants en particulier offraient aux femmes des opportunités qu’elles ont saisies tout de suite. Dès 1915, le nombre des candidates au bac avait doublé ! Hélène Metzger1, 4e docteure (elle soutint sa thèse en 1918) fut la première à mener une véritable carrière de philosophe après son diplôme. En dehors de l’Université, est-il utile de préciser.
La même année, alors que la guerre n’était pas achevée, les institutions républicaines fourbissaient leur riposte : un arrêté du 31 juillet rétablissait les concours d’agrégation réservés aux hommes et fermait aux licenciées celui de philosophie ! Combat d’arrière-garde. La société, en avance sur les autorités, les a vite contraintes à un autre arrêté qui en février 20 rouvrait les « agrégations masculines » et permettait à Lucy Prenant de réussir son concours tout en sevrant son nourrisson et de montrer que philosophie et maternité n’étaient pas incompatibles. Elle deviendrait une des premières françaises à publier sur Karl Marx.
Agrégées
La République n’était cependant pas prête à désarmer ; en janvier 1921, le Conseil supérieur de l’Instruction publique créait une anachronique agrégation féminine de philosophie, une agrégation au rabais, moins exigeante que celle des hommes, tout juste bonne à fabriquer « des agrégées au petit pied ». La Société des agrégées a dû batailler encore deux ans pour que la République renonce à ses obsessions différentialistes et que femmes et hommes passent les mêmes épreuves et soient classés ensemble. Dans les lycées, les filles obtenaient le droit de suivre les mêmes cours de philo que leurs camarades masculins. La loi Camille Sée avait vécu. Les conditions étaient enfin réunies pour que surgissent les deux grandes figures féminines de la philosophie de l’après Seconde Guerre mondiale, Simone de Beauvoir, reçue 2e à l’agrégation de 1929, et Simone Weil, 7e à celle de 1931.
« La barbe… », le titre est judicieusement choisi. Emprunté à Plutarque pour qui il ne signifie sans doute pas autre chose que « L’habit ne fait pas le moine », il rappelle combien l’universaliste IIIe République ne le fut pas. Combien elle fut hostile aux femmes. Combien les Républicains libéraux, voire de gauche, sont restés, pour la plupart empêtrés dans les schémas gluants d’un XIXe siècle de la réaction, obstiné à rétablir les valeurs « traditionnelles » de tous poils, à commencer par celles d’une famille patriarcale toute droite sortie du code napoléonien. Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire du travail copieux d’Annabelle Bonnet. Remercions-la ici d’avoir exploré, dans le domaine essentiel de la formation des intelligences, cette contradiction fondamentale.
Françoise Gour
Article publié dans L’ours 526, mars 2023.
1. H Metzger est née en 1889 et non en 1899. Elle n’est donc pas morte à Auschwitz à l’âge de 45 ans comme l’écrit l’auteure. Elle ne se serait pas mariée à 14 ans, comme elle ne le dit pas !