Le fait n’est pas contestĂ©Â : la Shoah a Ă©tĂ© moins meurtrière en France que dans d’autres pays europĂ©ens. C’est mĂªme le titre d’un livre de Jacques SĂ©melin : PersĂ©cution et entraide dans la France occupĂ©e. Comment 75 % des juifs en France ont Ă©chappĂ© Ă la mort (Les Arènes, Le Seuil, 2013, L’Ours 486). Pour autant la question reste source de dĂ©bats, parfois violents, quand il s’agit d’en expliquer les raisons. (a/s de Jean-Marc Berlière, Emmanuel de Chambost, RenĂ© Fievet, Histoire d’une falsification. Vichy et la Shoah dans l’Histoire officielle et le discours commĂ©moratif, L’Artilleur, 2023, 325p, 22€)
Une controverse récente, suscitée par un candidat à la présidentielle, s’est emparée des médias peu scrupuleux de cerner le plus objectivement possible les conditions particulières qui ont permis ce sauvetage. L’armée française vaincue, la République bientôt remplacée par un « État français » engagé dans la collaboration avec l’Allemagne victorieuse, un pays coupé en zones soumis aux réquisitions pharamineuses, plus d’un million et demi de prisonniers, on n’en finirait pas d’évoquer ce que fut la réalité de l’occupation nazie dont les administrations militaires, économiques et policières contrôlent la vie quotidienne. Subsiste cependant le régime de Vichy et jusqu’en novembre 1942, une zone dite non occupée. Régime qui tente de se légitimer face aux Allemands.
Le livre est composé de trois parties : la première est consacrée à la « remise en place » de l’histoire, la seconde aux historiens idéologues, la troisième à la question de la mémoire et de la manière dont les discours présidentiels jouent avec elle et l’histoire.
L’impact des occupants
Pourquoi s’attacher Ă poser, sur la base des travaux antĂ©rieurs, les faits dans leur complexitĂ©Â ? Parce que trop souvent l’occupation allemande est escamotĂ©e pour ne plus considĂ©rer Vichy qu’en lui-mĂªme. Cette partie traitĂ©e scrupuleusement peut surprendre celui qui est soumis Ă la doxa aujourd’hui imposĂ©e par les mĂ©dias, mais il n’en reste pas moins qu’elle est particulièrement Ă©clairante.Â
Au moins deux temporalitĂ©s s’affrontent : celle des nazis et celle du rĂ©gime de Vichy, dont les oscillations seront confortĂ©es par les rĂ©actions de l’opinion publique après les rafles de juillet-aoĂ»t 1942. Dans ce drame de la dĂ©portation des juifs en France, il serait malhonnĂªte de ne pas tenir compte des effets du choix de Vichy de sacrifier les juifs Ă©trangers tout en bloquant, par exemple, la dĂ©naturalisation de juifs français. C’est en prenant en considĂ©ration tous les facteurs de la situation que l’on peut comprendre pourquoi tant de juifs ont pu survivre Ă Paris jusqu’à la libĂ©ration. N’est-ce pas Serge Klarsfeld lui-mĂªme qui Ă©crivit : « … Bousquet l’a poussĂ© [Laval] Ă accepter que les arrestations de juifs Ă Paris et en province soient opĂ©rĂ©es par la police française, qui arrĂªtera le nombre voulu de juifs Ă condition que ces juifs soient exclusivement des Ă©trangers. » Klarsfeld fut amenĂ© Ă prĂ©ciser : « le sort des armes dĂ©favorable au IIIe Reich et la sympathie agissante de la majoritĂ© des Français en faveur des juifs persĂ©cutĂ©s ont maintenu Vichy dans le cadre d’une collaboration policière antijuive correspondant Ă la nature de son antisĂ©mitisme et non Ă celui fanatisĂ© de la Gestapo. » (« La tragĂ©die juive de 1942 en France : ombres et lumières », Le Monde, 26 aoĂ»t 2003).
Une histoire distordue
La seconde partie tout aussi riche se centre sur la déconstruction de discours portés par certains historiens au risque de l’anachronisme et de souhaits rétrospectifs faciles. Le mélange d’arguments historiques et d’arguments idéologiques ne contribue nullement à une compréhension sereine des situations. Dès lors, toute cette tragique histoire est distordue comme lorsqu’un hebdomadaire titre : « Comment vichy a imposé l’étoile jaune », alors que Vichy n’est pas responsable de cette mesure discriminatoire. On voit vers quelle confusion nous sommes entraînés. Si le cynisme de Vichy ne fait aucun doute, ses tergiversations face aux exigences allemandes ont donné du temps aux persécutés et, par là , la possibilité d’échapper à l’arrestation.
La troisième partie revient sur l’accumulation des discours, en premier lieu ceux des présidents, pour mieux en décortiquer la substance. Depuis le discours de Jacques Chirac en 1995, on constate un emballement nourri d’approximations, de contradictions, d’oublis qui confinent à la falsification, celui d’Emmanuel Macron à Pithiviers en juillet dernier en constituant un sommet. Nous voilà désormais face à une France, à la France en tant que telle (non plus simplement le régime de Vichy) intrinsèquement complice, affirmation qui se double de l’oubli de la France libre que l’on peut légitimement considérer comme la continuation de la République. Dans un tel agglomérat de contre-vérités, c’est aussi la négation de ce qui a fait l’essence de la Résistance : libérer le pays pour rétablir la République. Les maquisards du Vercors ont mis publiquement en avant, par voie d’affiches, cette évidence : « Le 3 juillet 1944, la République française a été officiellement restaurée dans le Vercors, À dater de ce jour les décrets de Vichy sont abolis et toutes les lois républicaines remises en vigueur. » Comment se fait-il que nos présidents aient oublié une telle proclamation qui donne sens au combat des résistants, au prix du sang et des larmes ?
En dĂ©montant les dĂ©rives et contradictions des tenants d’une histoire soumise Ă des intĂ©rĂªts idĂ©ologiques, les trois auteurs nous ramènent vers l’Histoire tout court. Un travail sans concession, qui doit faire date et qui montre qu’on ne peut pas infĂ©oder l’histoire Ă une quelconque idĂ©ologie au risque de distordre les faits et nourrir, par lĂ , une vision faussĂ©e d’une Ă©poque dĂ©jĂ suffisamment sombre.
Jean-Louis Panné
Article paru dans L’ours 527