Fabien Escalona, historien (critique) de la social-démocratie, journaliste à Mediapart, veut dans ce petit essai, qui reprend la substance de plusieurs articles, donner une explication d’ensemble des crises que traverse actuellement le pays, qui peuvent mener à une crise de régime, comme le marque le titre, Une République à bout de souffle. Il la construit en trois temps, un constat, une clef d’analyse, des propositions. (a/s de Fabien Escalona, Une République à bout de souffle, Seuil, Libelle, 2023, 54p, 4,50€)
Le constat peut être partagé. Nous pouvons voir un délitement du lien entre les citoyens et leurs représentants. Le fait présidentiel n’assure plus une stabilité politique. Le pouvoir exécutif a recours, de plus en plus, à des moyens institutionnels de contrainte, faute de majorité. Une part importante des citoyens fait sécession dans l’abstention, les partis extrêmes ne sont pas loin de représenter la majorité des votants, des éruptions contestataires surviennent régulièrement.
La faute au néo-libéralisme
Cette crise de légitimité dépasse les arrangements institutionnels. Pour l’auteur, les causes profondes sont à chercher dans les « compromis sociaux » qui sont à la base d’un régime politique. La Ve République avait trouvé un équilibre initial par la primauté du pouvoir exécutif (avec une figure d’exception, non, d’ailleurs sans accrocs, en 1963 avec la grève des mineurs et, surtout, en 1968…), par une prospérité relativement partagée, par la croyance (en partie illusoire) dans une « grandeur » maintenue. Les gouvernements ont, certes, conduit des politiques économiques de principe libéral, mais elles étaient « enchâssées » dans un cadre dirigiste. Tout cela s’est désarticulé à partir des années 1980. Les attentes vis-à-vis des présidents sont toujours aussi fortes, mais elles sont de plus en plus déçues, faute de réussites et des moyens politiques nécessaires. Fabien Escalona parle même du « crépuscule de l’État fort ». La faute principale, pour lui, vient de l’adoption pars les « élites » d’une logique néo-libérale. Le parti gaulliste, sous ses différents noms, et le Parti socialiste ont tourné le dos à leurs identités propres. François Mitterrand a cru trouver dans la construction européenne un substitut à l’ancien modèle français. Mais l’Union européenne a ajouté des contraintes supplémentaires. Ces mêmes « élites » n’ont pas compris les évolutions de la société, et ont imposé une vision « universaliste » abstraite (l’auteur hésite à parler nettement de la laïcité..), qui ne prend pas en compte la réalité des minorités et légitime de la sorte les thèmes de l’extrême droite. Le macronisme serait la dernière expression d’un ordre politique et social qui entend se maintenir, quel qu’en soit le coût…
Les propositions découlent de ce cadre d’analyse. On ne peut, certes, pas revenir en arrière. Des réformes institutionnelles sont utiles : l’établissement d’un mode de scrutin proportionnel, du référendum d’initiative citoyenne (RIC), d’une part de tirage au sort dans la démocratie représentative etc., dessinent le contenu de ce que pourrait être une VIe République. Mais l’essentiel n’est pas là. Il faut établir une cohérence nouvelle , un « éco-républicanisme » qui sorte la France du modèle néo-libéral. L’auteur s‘inscrit ainsi dans la démarche de Serge Audier et de sa Cité écologique (2020). Il ne cache pas qu’il y aurait « une myriade d’arbitrages et de dilemmes à trancher » et qu’il faudrait convaincre les autres pays européens.
Penser les politiques publiques
Ces réflexions sont intéressantes par ce qu’elles disent – elles sont, aujourd’hui, à l’arrière-plan d’une bonne part de la pensée critique de la gauche – et, aussi, par ce qu’elles ne disent pas. À partir du moment où l’on fait du néo-libéralisme la clef de tout, il faudrait quand même rendre compte de la manière dont il s’applique dans un pays, où le taux des dépenses publiques par rapport au PIB était de 59 % en 2021, et où les dépenses sociales constituaient 32 % de ce même PIB – le plus fort coefficient des pays de l’OCDE. On peut certes aller plus loin sans s’interroger sur les équilibres d’ensemble et sans non plus analyser les forces et les faiblesses de l’État. En rester à des conceptions trop générales peut, aussi, faire manquer la nature des évolutions en cours dans l’économie mondiale. Le temps du néo-libéralisme est sans doute compté : les États ont retrouvé un poids accru, et cela d’autant plus que les défis actuels, écologiques, énergétiques, technologiques, géo-politiques, demandent et vont demander des investissements considérables et la mise en œuvre de nouvelles politiques redistributrices dans des sociétés mises à mal. Nombre d’intellectuels critiques n’avaient pas pris la mesure des évolutions du capitalisme dans les années 1950-1960, et parlaient encore de paupérisation… Il ne faudrait pas qu’il en aille de même aujourd’hui. Prenons conscience qu’une part non négligeable de la crise de confiance patente tient dans le manque d’efficacité des politiques publiques. Elle est, souvent, la grande absente de la réflexion à gauche.
Alain Bergounioux