Professeur d’histoire et de sciences politiques à Johannesburg et intellectuel camerounais, Achille Mbembe, n’en est pas à son premier essai sur l’Afrique et les ruptures coloniales. Il ouvre aujourd’hui une réflexion globale sur l’histoire de la terre et des hommes et de « ses devenirs », appuyée par une imposante recherche bibliographique et fort de sa connaissance des métaphysiques africaines. (a/s de Achille Mbembe, La communauté terrestre, La découverte, 2023, 200p, 20€)
Histoire globale, disons-nous, car il nous invite à une histoire de la terre dans la perspective de la communauté de tous les vivants, animaux et végétaux, histoire qui s’inscrit aussi dans celle de l’univers.
La violation de la terre
Notre terre aujourd’hui se façonne un nouveau visage à bien des égards inquiétant. L’automatisation, le monitoring et l’intelligence artificielle (IA) créent véritablement un écosystème dynamique et interactif qui tend à supplanter l’écosystème premier et naturel. Le rêve de la science moderne fondée sur la mathématisation du réel ouvre des perspectives inouïes pour la vie des hommes. Cependant, en obéissant à une logique excessive de vouloir tout quantifier et dans le contexte de « financiarisation du monde » de tout vouloir monnayer, la relation à la terre porteuse en est bouleversée. Et le pire est peut-être devant nous : dans les mutations du vivant et de la machine, la frontière entre l’homme et la machine devient floue : la machine « emprunte à la réalité humaine » et l’humain est investi par la machine.
L’originalité de l’analyse de l’auteur est de prendre comme référence conceptuelle la richesse des pensées qui s’expriment dans les cosmogonies africaines. La destruction de l’environnement se lit dans « la partition raciale de la terre ». L’histoire de l’esclavage se révèle dans un processus de « capture, de mastication et de digestion ». Dans ce qu’il appelle « la production inerte », il analyse l’esclavage comme « la rente d’un capital naturel abondant ». « Diviser la terre et l’habiter selon le principe de la race exige par ailleurs la relégation d’une masse donnée de corps au rang de surplus, voire de superflu, de ce dont on peut se passer ou que l’on peut gaspiller. » On mesure la violation de la terre nourricière, car le rapport à la terre est avant d’être économique un rapport « existentiel », ce qui fait de la Terre « une chair, une peau et un corps d’ancêtres » comme l’animisme l’exprimait.
Une deuxième terre ferait-elle alors aujourd’hui son apparition, « excroissance de la première » ? La technosphère est devenue une dimension structurante de la biosphère, boostée par « l’extension infinie du marché », au point que la terre est devenue « une création du marché ». Force est de constater que la terre comme unité politique globale « n’existe qu’en tant qu’utopie ». Le propre de la terre serait de « faire place à tous ses habitants », d’avoir cette capacité de « faire place à plus d’un », afin de réaliser ce qu’il nomme « l’en-commun ». Si le vivant est ce qui est « sans prix », toute politique du vivant relève de ce qui hors de « tout calcul, de toute mesure ». Les successives « prises de terre » qui ont rythmé l’histoire des différentes appropriations n’ont conduit qu’à la destruction des habitants et de leurs milieux. Il y a une « dimension immatérielle de la terre » qui n’a aucun lien avec la propriété ou l’appropriation. Ce qu’on entend par « communauté terrestre » inclut les humains et les autres êtres qui la peuplent. Ce droit à avoir une part à la terre est l’équivalent « du droit universel à la respiration », alors que la propriété privée a été érigée « en droit naturel et inviolable ».
La seconde création
L’évolution de l’humanité est comparée à « une seconde création », engendrée non par Dieu mais par « le jeu des forces humaines, naturelle et artificielles ». Dans cette « seconde création » se jouent de nouveaux processus de transformation de l’humanité : miniaturisation et universalisation de nouveaux objets techniques (séquençage de l’ADN humain, biopuces à ADN, puces à cellules, puces à protéines, nanoparticules). Parallèlement émergent des dispositifs puissants de surveillance étatique. Un capitalisme « cognitif » fait son apparition à travers les géants du numérique. Si la main fut considérée comme un facteur clé de l’évolution humaine, « le doigt libéré » avec la civilisation digitale lui succède dans le tableau évolutif. Le langage, lui-même, n’échappe pas à une profonde modification dans l’ambition effrénée de dialoguer avec la machine qui devient « organo- computationnelle ». L’écran, ce « sanctuaire profane » et « scène », illustre cette transformation opérée dans la seconde création en effectuant le passage du « numérique au nouménal ». L’homme devient l’avatar de la machine. Ce projet ambitieux vise à « rapatrier l’ensemble des compétences du vivant dans des composés organo-artificiels dotés, pour l’essentiel des caractéristiques de la personne humaine ». Une « totalité magique » se forme dans l’univers techno-numérique engendré par un capitalisme transformé devenu producteur d’artefacts. L’animisme, alors survivance de l’obscurantisme, dans sa forme contemporaine, s’accommode de l’intelligence artificielle et des supercalculateurs. Si les « religions technologiques contemporaines » sont bien des « expressions de l’animisme », c’est l’artifice qui les régit et non la force vitale comme l’animisme ancien.
« La pesée des vies »
Dans ce contexte vertigineux, la question des « futurs du vivant » et de « l’avenir de la raison et de la liberté » pèse sur nos vies. Sous nos yeux s’opère à l’échelle globale au sein de gigantesques compagnies une concentration du pouvoir et du savoir. Le gouvernement privatisé poursuit son expansion en extrayant toujours plus de données, facilitée par la transformation informatique des marchés financiers. Le pouvoir économique des grandes compagnies tend à supplanter la souveraineté des États, s’exempter du fisc et jouir de l’immunité et de l’état d’exception propre à un pouvoir souverain. Ainsi affranchies du reste de la société, elles exercent leur surveillance sur tous les individus. Dans ce chapitre au titre significatif « La pesée des vies », l’auteur montre comment toute chose ou tout vivant sont devenus « une source potentielle de capitalisation » et comment le « capital a construit son propre monde… s’affranchissant du pouvoir démocratique ». Le pouvoir redistribué entre l’homme et la technologie numérique bouleverse la nature des marchés et l’économie tout entière.
Paradoxes
Des paradoxes nouveaux surgissent : jamais, relève l’auteur, nous n’avons été dans un rapport de proximité et d’exposition les uns aux autres aussi élevé, et pourtant ce phénomène s’accompagne de constructions de murs, d’enclaves diverses cloisonnant l’espace… La vie elle-même est de plus en plus appréhendée comme « une marchandise reproductible au gré de la volatilité du marché ». Les frontières ne sont plus des lignes de démarcation entre des entités souveraines. Il nomme « frontiérisation » le processus par lequel certains espaces deviennent inaccessibles, « des lieux où la liberté d’aller et venir est désactivée, et où la vie d’une multitude de personnes jugées inutiles est immobilisée ». Ce processus engendre des formes de guerre nouvelles : « la guerre contre les flux et la mobilité (visent) à réduire en poussière les moyens d’existence et de survie de populations vulnérables ». Les guerres de cette nature changent de paradigme en ne s’attaquant plus à « des corps singuliers mais à des pans d’humanité jugés sans valeur ». L’État identitaire contemporain se recentre sur le contrôle de la population et de l’environnement, rejette les espèces invasives et se constitue en « biotope » alors que se forme un corps planétaire. La raison mobilisée par « la rationalité instrumentale » se réduit à « un traitement mécanique ou algorithmique de l’information », au point que « le cerveau humain a cessé d’être le sanctuaire de la raison ».
Persistance du désir mythologique
« Que reste-t-il du sujet humain une fois que la raison a été aspirée par les technologies du calcul ? » Sur le plan politique des changements majeurs s’opèrent qui n’en sont pas moins inquiétants. Le néolibéralisme laisse poindre de potentiels tyrannies, au sein de sociétés que l’on pensait ouvertes. L’alliance du capitalisme financier et de la raison algorithmique, de l’économie et de la biologie, laisse à certains imaginer l’imaginaire dans un « messianisme technologique ». L’humanité tiendrait son salut dans « l’escalade technologique et un nouveau cycle colonial, le colonialisme techno-moléculaire et orbital ». Le désir de mythologie persiste générant « le retour d’envoûtement, voire de crétinisation de masse ». Une mythologie nouvelle surgit, bien différente des métaphysiques africaines « du lien » qui avaient su développer « une conscience vive de la multiplicité des formes du vivant ».
L’Afrique, « fille aînée de l’humanité », « puissance en réserve, et une réserve de puissance » saura-t-elle « en puisant dans ses archives anciennes » retisser des liens, tourner le dos à la violence et ouvrir la voie vers « la désappropriation », partager « le commun qui anime le vivant » ? C’est une riche et stimulante réflexion que nous propose l’auteur dans ce parcours des changements et des bouleversements contemporains. En conclusion, je retiendrai cet espoir de faire de « la respiration » qui est « égalisation et commune à tous les vivants » le fondement d’une reprise du monde « à partir de cette idée du commun, de ce qui constitue un droit échappant par principe à toute forme de souveraineté, territoriale, étatique ou marchande ». À découvrir.
Camille Grousselas
L’Ours 529 juin 2023