« Le retour du peuple dans le débat politique signifie que l’on abandonne les sciences sociales pour une appréhension anti-intellectuelle de la société »
Luc Rouban est directeur de recherche au CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Ses travaux portent sur la transformation des élites et des démocraties. Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance et La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po (L’Ours, 525).
Que signifie l’usage de la notion de peuple dans le débat politique contemporain ?
Le peuple, vivotant dans son concept mais criant sa rage réellement populaire à la périphérie du débat politique – avec le FN de Jean-Marie Le Pen ou les éternels candidats d’extrême gauche à l’élection présidentielle – y a retrouvé une place de choix avec la construction d’une nouvelle formule politique, le populisme. Son apparition récente en Europe, qui date de la fin des années 1990 et le début des années 2000, ne peut être dissociée de la chute du mur de Berlin, de la fin de l’URSS et de l’ouverture à la mondialisation (bien énoncée comme globalisation en anglais), autant d’évènements qui viennent ruiner la théorie politique de la souveraineté populaire et signifier une forme de dépossession politique des citoyens et notamment des plus modestes d’entre eux. Tout se passe alors comme si les grilles de lecture habituelles en termes de classes sociales – ouvriers contre bourgeois, petite-bourgeoisie diplômée contre membres de la fraction dirigeante de la classe dominante – sont remisées au musée des antiquités, cher à Engels, à côté de l’État, du rouet et de la hache de bronze. Lui succède, non seulement sur le registre discursif mais également très concrètement sur le terrain électoral, une opposition entre des forces politiques défendant la démocratie représentative et des forces défendant la démocratie directe, le rejet des élites, le retour d’une souveraineté nationale et par conséquent la critique de la construction européenne.
Le retour du peuple dans le débat politique signifie que l’on abandonne les sciences sociales pour une appréhension anti-intellectuelle de la société qui sera le fait d’un certain nombre de leaders européens, Viktor Orban en Hongrie, Matteo Salvini en Italie accompagné de l’exubérant Beppe Grillo et son mouvement 5 étoiles en Italie, de Pim Fortuyn aux Pays-Bas, ou de Nigel Farage, l’artisan du Brexit au Royaume-Uni. En France, le relais est pris à droite par Marine Le Pen et à gauche par Jean-Luc Mélenchon. Reste encore à qualifier Georgia Melloni dont le souverainisme s’est vite teinté de réalisme européen. On mettra de côté ici le populisme aux États-Unis qui est ancien et s’appuie sur une longue lutte entre les pouvoirs locaux et le pouvoir fédéral.
Se référer au peuple aujourd’hui, c’est donc invoquer une entité mystérieuse et un dieu tout-puissant dans son appétit insatiable de souveraineté et de maîtrise immédiate de l’action publique. On en a eu un bel exemple avec les Gilets jaunes : refus de toute représentation, considérée comme une trahison ; appel au référendum d’initiative citoyenne en permanence et en tout lieu ; dénonciation d’un État prédateur et de l’État de droit réduit aux violences policières. L’usage de la notion de peuple signifie néanmoins que la cohésion sociale s’est perdue mais que l’on en a également perdu les clés analytiques. Et c’est ici que les choses se compliquent vraiment car derrière l’invocation du peuple se produisent des phénomènes qui n’ont rien de populistes. On voit une proportion croissante de membres des classes moyennes et mêmes supérieures voter pour Marine Le Pen, alors qu’elles n’ont rien de populaire dans leur mode de vie. On voit une majorité de citoyens se défier des institutions et du personnel politique à la seule exception de l’électorat d’Emmanuel Macron. On voit des diplômés douter fortement de la méritocratie républicaine et de l’équité de la règle du jeu social. On voit des (très) jeunes détruire les symboles de l’État sans aucune culture politique et sans but révolutionnaire. On voit des seniors agresser leurs maires ou des étudiants jeter des pierres sur la police sans pouvoir expliquer leur geste. Tout réduire au populisme conduit à ignorer ces mouvements de fond ou ces signaux faibles de remise en cause des institutions, qui viennent miner le populisme lui-même dans son vain espoir de reconstruire une démocratie appartenant pleinement au peuple. Le recours au peuple, c’est la fermeture de l’espace politique sur des mémoires et des identités, remises aujourd’hui en cause, face à la diversification de la population. C’est l’appel à un principe d’autorité qui rassure face aux nouvelles incertitudes de l’ordre mondial, du changement climatique et in fine de la hiérarchie sociale.
Qu’est ce qui rapproche et différencie les « populismes de droite » et les « populismes de gauche » ?
Le simple fait que l’on distingue deux populismes en France comme en Italie, par exemple, devrait conduire à douter de la validité du concept pour analyser les évolutions sociopolitiques en cours. Il existe un noyau dur du populisme fait de rejet des élites, de critique acerbe de la démocratie représentative, d’appel à la démocratie directe et d’indignation morale face à ce qui est présenté comme le cynisme ou la trahison des possédants ou des diplômés. Ce qui les différencie se joue sur le terrain économique et sur le terrain culturel.
Sur le terrain économique, LFI en France défend une posture marxisante et développe une critique forte du capitalisme, ce qui est loin d’être le cas du RN même si sa réorientation récente par Marine Le Pen l’a conduit à abandonner le libéralisme de petits commerçants à forte teneur poujadiste qui caractérisait le FN de son père. Si l’on étudie les électorats plus que les programmes, qui sont surtout des outils de cohésion interne des partis, on voit que celui du RN reste très mitigé en matière de libéralisme économique, dénonçant le poids des grandes entreprises mondialisées au nom du souverainisme mais défendant le capitalisme de proximité. Il est en attente, tout comme celui de LFI, de services publics forts et d’un renforcement de l’État, ce qui n’est pas du tout le cas de l’électorat d’Éric Zemmour, bien plus libéral que celui de Marine Le Pen et bien plus hostile aux fonctionnaires. Le rejet de l’Europe est également commun aux électeurs des deux partis mais plus accentué à l’extrême droite. En 2023, le baromètre de la confiance politique du Cevipof montre que si l’électorat d’Emmanuel Macron a confiance dans l’Union européenne à 73 %, et celui d’Anne Hidalgo à 60 %, ce n’est le cas que de 30 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon mais seulement de 13 % de ceux de Marine Le Pen et de 6 % de ceux d’Éric Zemmour.
Mais c’est sur le terrain du rapport à l’immigration que les positions divergent radicalement. À la seule question « y-a-t’il trop d’immigrés en France ? », les électeurs de Jean-Luc Mélenchon vont répondre par l’affirmative à 33 % contre 95 % de ceux de Marine Le Pen et 97 % de ceux d’Éric Zemmour. Cette différence s’ancre dans des niveaux très différents de libéralisme culturel qui vont commander, à gauche, une analyse sociale des violences urbaines et de la délinquance et, à droite, une demande de répression pénale et de renforcement de l’État régalien. Il reste, enfin, une différence philosophique centrale dans le rapport à la science, valorisée à gauche, déniée à droite où les affects priment la démonstration logique et sa vérification empirique.
La tendance actuelle en Europe au rapprochement des droites et des extrêmes droites dans plusieurs pays, annonce-t-elle un retour du clivage gauche-droite ou d’une autre configuration ?
À vrai dire, le clivage gauche-droite n’a jamais disparu quand on regarde les systèmes de valeurs des différents électorats. Néanmoins, si l’on s’en tient ici au seul cas de la France, une recomposition s’est produite qui a décalé ce clivage face à l’offre politique, ce qui a produit un brouillage électoral. Si la droite LR est restée campée sur le libéralisme économique et l’antilibéralisme culturel, le macronisme, ralliant l’électorat centriste et diplômé, a proposé une formule combinant libéralisme économique et libéralisme culturel, attirant bon nombre d’électeurs du PS qui, pro-européens et dégagés de l’anti-américanisme, ne se retrouvaient pas dans la gauche radicalisée de LFI qui affirmait son lignage avec le socialisme historique fait de libéralisme culturel et d’un antilibéralisme économique qui reprenait vie à travers la question écologique. Il reste une case inoccupée dans ce tableau, celui de la formule associant les deux antilibéralismes, qu’a occupée le RN, qui plaît à bon nombre d’électeurs cherchant à se protéger par un État-providence fort, mais réservé aux nationaux, et qui rejettent le capitalisme financier qui les dépossède de leurs droits politiques. La posture modérée voire ambiguë du RN en matière économique, qui ne souhaite plus le Frexit mais seulement la défense d’un souverainisme industriel, récupérant ainsi l’héritage gaulliste, permet d’attirer l’électorat LR qui peut se faire plaisir dans un premier tour, s’il est âgé et fortuné, en votant pour Éric Zemmour. En se positionnant ainsi au centre de gravité des droites, le RN est devenu le trou noir absorbant par gravité tous les électorats de droite.
Mais la question qui se pose à l’avenir est celle de la suite donnée au macronisme. Le départ d’Emmanuel Macron mettra fin à une solution originale mais dont le débouché ne peut se faire qu’à droite au profit, par exemple, d’un Édouard Philippe récupérant les deux antilibéralismes, moins d’immigrés et plus d’État. Or l’heure n’est plus aux divagations sur la gouvernance et la toute-puissance du local. Elle est celle du retour de l’État face à la guerre en Ukraine, aux nouvelles menaces géopolitiques, à la crise climatique, aux mouvements migratoires mais aussi aux risques démocratiques que fait courir la multiplication de violences incontrôlées. L’enjeu pour la gauche est donc de construire une nouvelle pensée de l’État, un État en crise et délabré, ce qu’atteste la situation concrète vécue par nombre de fonctionnaires et d’usagers.
Propos recueillis par Alain Bergounioux
Réponses parues dans L’ours 531, septembre-octobre 2023