Ceci n’est pas une biographie : c’est un pavé de passion et de partage destiné à aider le lecteur-auditeur dans l’exploration de l’œuvre discographique protéiforme du compositeur Frank Zappa (1941-1993). John Raby, Frank Zappa, Marseille, Les mots et le reste, 2023, 780 p, 38 €
Depuis les années 1970, les articles de Rock & Folk et de Best ; dans les années 2000, ceux de Jazz Magazine ; les ouvrages d’Alain Dister, Dominique Chevalier, Christophe Delbrouck, Guy Darol, Dominique Jeunot (sans oublier son animation des fils de l’invention), Paco Thiellement… éclairent les aventures initiales des Mothers et les voies et moyens multiples empruntés ensuite par leur mère supérieure. Bientôt trente ans après la mort de Zappa, le trust familial, réduit désormais aux enfants, continue de gérer les archives accumulées par leur géniteur qui enregistrait quasiment tous ses concerts depuis ses premières compositions, et notamment les sessions ayant donné lieu à sa production musicale et cinématographique entre 1966 et 1993.
Né en 1982, John Raby, enseignant-chercheur en esthétique, a consacré sa thèse de philosophie de la musique à Gilles Deleuze : musique, philosophie et devenir. Il arrive donc sur un terrain largement balisé par des journalistes, des témoins, des écrivains, des chercheurs1 de la première heure et des suivantes qui ont collecté les anecdotes de la vie du célèbre moustachu. Il consacre les 80 premières pages à situer le compositeur dans le paysage musical de son époque et à expliciter ce qu’il entendait par « continuité conceptuelle », « grande note », « projet/objet » (et ce, sans jargonner), ses influences (de Stravinsky à Varèse ou Ligeti, en passant par le doo wop et le chant de gorge traditionnel de Touva en Sibérie), la place des légumes ou de l’hygiène dentaire dans son œuvre entre autres leitmotivs. John Raby a tout lu, vu, entendu ou presque (de et sur FZ), et se positionne à bonne distance de ses objets et de ses sources.
L’essentiel de son livre est une chronique discographique chronologique (encore plus ambitieuse que celle proposée par Christophe Delbrouck aux éditions Parallèles en 1994) des 63 albums publiés, supervisés ou programmés par FZ de son vivant. Il laisse ainsi de côté nombre d’archives distillées depuis 1993 par la famille2, mais aussi les concerts bootlegs réédités par FZ lui-même dans une collection justement titrée Beat The Boot ! La matière est déjà plus que conséquente et permet d’analyser une œuvre à tiroirs, inscrite à la fois dans les mille aventures d’une vie d’artiste, de band leader et dans une histoire de la musique.
Si FZ en est le centre de gravité, John Dary n’oublie pas ses musiciens, ses amis, ses créatures, et ses détracteurs. Ni les enjeux économiques, ni les prises de position politiques (ciblant la religion, les télévangélistes…) contre la censure et les travers liberticides de la société américaine qui le conduiront à envisager de se porter candidat à la présidentielle de 1992. Il ne néglige pas l’esthétique des pochettes, les textes des livrets, les paroles des chansons proposant de nombreuses traductions qui font la part des légendes véhiculées et des critiques paresseuses, voire absurdes, sur le machisme, le racisme ou l’antisémitisme des chansons de FZ. De Freak Out ! (1966) à Dance me this ! (paru en 2015 ! son dernier véritable album concept), c’est un artiste au regard acéré sur le monde, perpétuellement au travail et concentré sur ses projets, qui nous est montré. Un compositeur éponge, captant l’air du temps, ironique et acide, à l’humour ravageur. Si ce pavé n’épuise pas le sujet Frank Zappa, il invite irrésistiblement par les liens qu’il éclaire et relie à (re)découvrir bien des disques, des CD ou des morceaux oubliés.
Frédéric Cépède
1 Mentionnons les actes du colloque Frank Zappa. L’un et le multiple, Juliette Boisnel et Pierre Albert Castanet (dir.), Rouen, PURH, 2018, 308p (L’Ours 482), et les concerts et les conférences données en 2018 à la Philharmonie de Paris pour les 25 ans de sa disparition, accompagnés de la traduction de son ouvrage Them or Us, traduit par Thierry Bonhomme, préfacé par Guy Darol, avec une postface de Pacôme Thiellement.
2 Vient de paraître un « inédit » retrouvé, Funky Nothingness, datant de 1970, période Hot Rats, avec Ian Underwood (claviers, saxophone, guitare), Don « Sugarcane » Harris (violoniste) Max Bennett (basse) et Aynsley Dunbar (batterie).