Dans ce format à la fois léger et dense qui en fait tout l’intérêt, la fondation Jean-Jaurès (en partenariat avec les éditions de l’Aube) nous offre une pépite érudite, mais d’une lecture agréable, et qui surtout incite radicalement à un changement des manières de voir, de penser et, surtout, d’être, des socialistes. Rompre avec la morosité, la tristesse, le découragement ; revenir « aux sources de l’engagement pour essayer de trouver dans le militantisme un moteur positif » faisant du bonheur individuel non un repli, mais un moteur pour l’émancipation collective. (a/s de Sarah Kerrich, Arthur Delaporte, Pour un socialisme joyeux, Ed de L’Aube, 2023, 78p, 10€)
Le projet des auteurs vise à faire de la joie « un projet politique en soi ». Il s’agit de lutter contre cette sinistrose ambiante qui, se combinant dans l’opinion au déclinisme, exacerbe des replis catégoriels ou identitaires qui, in fine, ne bénéficient qu’à l’extrême droite. L’indignation n’est qu’un point de départ. « La reconstruction d’un discours alternatif ne peut se contenter de la politique du ressentiment », écrivent Kerrich et Delaporte.
Inversement, on ne peut se cantonner à gouverner par les chiffres : il est nécessaire de « dessiner un espace de projection » qui manque encore. Après tout, le célèbre Changer la vie du PS d’Épinay était-il autre chose ? Si le discours politique « n’a jamais abandonné la mobilisation des émotions », le « regain de socialisme joyeux » doit entretenir la flamme de l’engagement, mais s’affirmer comme « une forme d’ouverture à l’autre et de bienveillance dans ses rapports aux autres ».
Propos de joyeux utopistes déconnectés ? Que nenni ! Arthur Delaporte, agrégé d’histoire, est député socialiste du Calvados, remarqué pour ses interventions incisives dans les débats sociaux, mais dont plusieurs travaux académiques passés ou en cours portent sur le Parti socialiste et ses évolutions. Sarah Kerrich, avocate, est première fédérale du Nord et conseillère régionale. Les deux sont membres du secrétariat national du PS : autant dire qu’ils connaissent l’une comme l’autre les problèmes d’appareil. De société aussi : Arthur Delaporte y suit les problèmes de travail et d’emploi ; Sarah Kerrich, la lutte contre l’extrême droite.
Mais justement, il s’agit, au-delà d’un titre joyeusement provocateur, d’un changement de fond à opérer. Le regard y est lucide. Sans pouvoir s’y attarder ici, on soulignera l’intérêt du chapitre sur les fêtes populaires, de la Révolution aux fêtes de la rose dont il pointe les limites progressives liées à leur routinisation : foules moins présentes, discours plus pesants.
Engagement : retrouver le sens du collectif
C’est la question de l’entre-soi militant interne qui est pourtant au cœur de cette publication et, vieux péché socialiste avant même l’unité de 1905, l’exacerbation des divisions et des conflits de personnes. Dès l’introduction de l’ouvrage est rappelée cette phrase trop souvent entendue, notamment chez des militants récents : « Ce qui m’a surpris en arrivant, c’est le niveau de détestation qui règne dans ce parti. » Des défaites et des divisions, où finalement les conflits du champ politique se répercutent comme dans un espace mandelbrotien jusqu’aux échelons locaux les plus modestes, une grande masse de militants sont partis silencieusement, renonçant à l’engagement pour se réfugier dans le bonheur privé.
Nous avons évoqué les détestations, mais la violence interne s’y ajoute, dans une activité interne visant essentiellement à déstabiliser les potentiels rivaux, comme maints grands élus ont successivement marginalisé et écarté leurs successeurs naturels pour mieux s’accrocher à leur pouvoir, petit ou grand : « les luttes intestines peuvent prendre le dessus sur le temps consacré à changer le monde ». Du dévouement militant, censément passif, les auteurs rappellent l’étymologie avec militaire (miles, militis en latin). Or il s’agit de penser à la création d’« espaces de militantisme où l’on se sente à sa place, où serait évitée la reproduction des rôles dominateurs pourtant dénoncés par les militants » et, ajouterons-nous, les militantes, au-delà des règles de parité formelle. Les auteurs évoquent les travaux des activistes canadiens carla bergmani1 et Nick Montgomery (Joie militante. Construire des luttes en prise avec leur monde, Rennes, éditions du Commun, 2020). La lutte rigide « isole et éloigne des masses populaires ».
Rénover les partis politiques
S’ils sont attachés à un changement de paradigme (« bienveillance de l’organisation »), si celui-ci nécessite des assouplissements, des respirations, les auteurs contestent la pertinence de la mise à mort des organisations partisanes : « les dernières années ont mis en évidence les impasses des prétendus “mouvements gazeux” non fondés sur des règles de fonctionnement claires », ce que l’actualité vient de rappeler. Les partis démocratiques offrent en effet « un cadre stable, des règles procédurales sécurisantes, mais qui doivent néanmoins être allégées. Elles permettent également, dans le cas particulier du Parti socialiste, de se projeter vers l’avenir, car le parti a survécu aux crises sur le temps long ». Encore faut-il que les militantes et militantes socialistes, et en particulier les plus éminentes ou éminents d’entre eux, échappent enfin aux pièges d’une communication à distance parfois plus violente qu’un échange direct, d’où la nécessité de règles de bonne conduite permettant la désescalade et, dans tous les sens du terme, la modération. Cela passe aussi par un changement des pratiques internes et du répertoire d’action militant. « Au militantisme du temps long s’adosse donc un projet qui reconnaît le droit de prendre son temps » — avec un coup de chapeau au passage à Paul Lafargue comme à André Henry, ministre du Temps libre des débuts de la présidence Mitterrand. Mais c’est cette incarnation d’un projet commun même dans un collectif joyeux, y trouvant un souffle de vie (étymologiquement une âme, préciserons-nous), qui « donne envie d’y croire pour prospérer ». Il serait bon que, très largement, cette volonté fût partagée pour sortir de l’enlisement.
Luc Bentz (article publié dans L’ours 532)