Gaïdz Minassian, journaliste au Monde, enseignant à Sciences Po en relations internationales, auteur du livre Les sentiers de la victoire, peut-on encore gagner une guerre ? (Passés composés, 2020, prix Maréchal Foch Académie française, 2021, L’ours 504).
Pouvez-vous remettre dans son contexte historique et culturel le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan concernant la région du Haut-Karabakh pour nos lecteurs ?
Dans sa période contemporaine, le conflit remonte au découpage du Caucase du Sud par Staline en 1921, en accordant le Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan soviétique puis en dotant en 1923 cette province du statut de région autonome administrée par Bakou. À chaque tentative de libéralisation du régime soviétique, les Arméniens, majoritaires dans la région autonome, réclamaient leur rattachement à l’Arménie soviétique. En 1988, cette demande s’est transformée en vaste mouvement populaire, véritable test pour la Perestroïka et la Glasnost de Gorbatchev. Le pouvoir central ayant tergiversé, la crise du Haut-Karabakh s’est dégradée en guerre ouverte entre Arméniens et Azerbaïdjanais. La première guerre a été remportée en 1994 par l’Arménie et la République du Haut-Karabakh, au prix de 35 000 morts, dont 30 000 Azerbaïdjanais. Parallèlement, un groupe de contact créé par la CSCE (aujourd’hui OSCE) et présidé par la France, la Russie et les États-Unis, a tenté une médiation pendant plus de vingt ans, sans obtenir de réels résultats. Face à cette impasse, Bakou, qui se préparait à la guerre depuis des décennies, est passé à l’offensive à l’automne 2020, reprenant le contrôle sur tous les territoires perdus en 1994. L’Arménie est défaite et ne peut compter que sur une partie limitée ou « zone libre » de la République du Haut-Karabakh. En 2023, Bakou a décidé d’en finir avec ce vieux problème en passant à l’offensive. Résultat : la République du Haut-Karabakh a rendu les armes, plus de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh ont fui vers l’Arménie pour éviter exactions, massacres éventuels.
La vie politique arménienne a été relativement mouvementée au cours des dernières années. Quels peuvent être les impacts de ce conflit dans la vie politique arménienne pour sa stabilité et la démocratie et quelles sont les puissances qui réellement pèsent dans la zone avec leurs stratégies réciproques ?
En dépit de ses responsabilités dans la défaite de 2020, le Premier ministre arménien, Nikol Pachinyan, est parvenu à sauver son régime et la démocratie en 2021 lors des élections législatives anticipées. Au pouvoir depuis 2018, à la faveur d’une révolution de velours, Nikol Pachinyan a permis à l’Arménie de changer de paradigme (l’Arménie est passée d’une souveraineté prorusse à une souveraineté nationale) et, en conséquence de la guerre, le régime est en train d’obtenir diplomatiquement ce que l’Arménie a perdu militairement, à savoir un regain de valeur stratégique. Mais ceci reste fragile, car les défis sont nombreux. Il incombe à l’Occident, de plus en plus impliqué dans la région, de revenir à ses fondamentaux (démocratie, droits de l’Homme) et de prendre des mesures concrètes et durables en faveur de la défense de la démocratie dans ce pays, charnière au carrefour des corridor Est-Ouest et Nord-Sud, mais négligé totalement par la Russie et les anciens régimes arméniens à la solde de Moscou. Comment ? En renforçant son dispositif de sécurité, en lui permettant de se développer économiquement et en le conseillant en termes de gouvernance. L’Arménie n’a pas besoin de soldats mais de moyens.
À ce stade, toutes les puissances pèsent dans la zone, car le Caucase du Sud est une zone carrefour. Pour l’instant, c’est l’Union européenne et les États-Unis qui semblent prendre le leadership dans la résolution de ce conflit arméno-azerbaïdjanais. Mais la Russie, engluée en Ukraine, veille et attend de meilleures conditions pour marquer son retour. La Turquie, également, grand vainqueur sur le plan diplomatique et stratégique de la guerre de 2020 et de l’enlisement russe en 2022-2023, tente d’avancer dans la région (volonté de créer un couloir du Zanguezour reliant Bakou au Nakhitchevan et la Turquie). L’Iran n’est pas en reste et ne veut pas entendre parler d’un corridor qui le couperait de sa frontière directe avec l’Arménie. L’Inde veut ouvrir une nouvelle route via l’Iran, l’Arménie, la Géorgie en direction de l’UE. Et New Delhi coopère militairement avec l’Arménie pour contrecarrer l’influence du Pakistan pro-azerbaïdjanais dans la région. La Chine regarde de près l’évolution en pensant à désoccidentaliser la région tout en respectant l’intégrité territoriale des États.
Dans l’un de vos derniers ouvrages, Les sentiers de la victoire, vous appeliez à une « éthique d’humilité ». Quelle pourrait être son application dans le cas précis et dans quelle mesure l’Union européenne et/ou la France pourraient-elles l’illustrer ?
L’éthique d’humilité ou celle d’Hector, ce personnage homérique trop longtemps oublié, consiste à partager les responsabilités et réfléchir vraiment avant d’agir. Pour Hector, la pensée ne doit pas être soumise à la force, mais l’inverse. L’éthique d’humilité n’est pas une posture, mais une culture, une façon de penser, de se penser dans le monde. L’éthique d’humilité est aussi liée aux défis globaux qui frappent l’humanité dans son ensemble. Partager les responsabilités, car aucune puissance ne peut à elle seule régler les problèmes du monde. Et, au lieu d’accepter cet état de fait, les puissances continuent à se comporter comme des gladiateurs, comme si la force pouvait résoudre les conflits contemporains qui sont désormais plus identitaires et sociaux que géopolitiques. En ce qui concerne le Caucase du sud, il faut démontrer aux acteurs locaux que le concept de puissance ne fonctionne plus, qu’il y a des défis plus importants que la force qui les attendent, comme la transition écologique. Le Caucase du sud est une zone carrefour qui coupe les distances entre l’Europe et l’Indo-Pacifique, cela permet de réduire les coûts économiques et écologiques. C’est une route d’avenir pour la planète et la paix. Encore faut-il que cette idée du bien commun puisse s’implanter dans cette région convoitée par trois anciennes puissances impériales jalouses de leur hégémonie. L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie parviendront-elles à s’entendre un jour, comme leurs anciennes élites l’avaient fait en 1917-1918 lorsqu’elles avaient créé la fédération trancaucasienne, idée de dépassement national élaborée par elles-mêmes, et non imposée par les Européens ?
Propos recueillis par Maurice Braud