Olivier Dard et Jean Philippet, spécialiste reconnu de la période pour le premier, auteur d’une thèse inédite et passionnante sur le Temps des ligues pour le second, proposent une véritable somme sur un « événement-monstre » (Pierre Nora). (a/s de Olivier Dard et Jean Philippet, Février 34. L’affrontement, Fayard, 2024, 746p, 34€)
Cet événement suscite l’intérêt depuis des décennies, tout en nourrissant des mythologies contradictoires : « coup d’État fasciste » à gauche, répression délibérément ourdie par l’ambitieux ministre de l’Intérieur Eugène Frot, à droite. Chaque récit brandit ses propres armes du crime : les fameuses lames de rasoir emmanchées des ligueurs s’en prenant aux chevaux des gardes républicains, en face des mitrailleuses qu’auraient utilisé les forces de l’ordre contre les manifestants. Démonstration faite, il n’y a pas plus de « lames de rasoir » que de mitrailleuses…
Si le 6 février a déjà fait l’objet de synthèses de qualité, au premier chef le livre de Serge Berstein en 1975 dominant l’historiographie depuis des décennies, puis l’étude du journaliste Pierre Pellissier1#, Dard et Philippet nous emmènent dans un « voyage dans le Paris insurgé », précédé par de longs développements sur la crise des années 1930, l’affaire Stavisky ainsi qu’un portrait détaillé des protagonistes (Chiappe, Frot, Daladier, les chefs ligueurs…), et suivi d’un tableau des interprétations concurrentes (les « six complots du 6 février »), puis d’une conclusion sur « les vrais 6 février ».
Pour les auteurs, la manifestation du 6 février s’inscrit d’abord dans un contexte de blocage politique après les élections de 1932 : les gauches, majoritaires dans l’hémicycle, ne peuvent gouverner ensemble, les socialistes refusant la participation à un gouvernement dirigé par les radicaux, dont une partie tend vers une « concentration » au centre. La crise économique, doublée d’une crise morale nourrie par l’inquiétude devant l’Allemagne nazie et l’impuissance gouvernementale, se cristallise avec l’affaire Stavisky, dont l’ouvrage restitue le rôle de « catalyseur » du mécontentement. Durant tout le mois de janvier 1934, les manifestations emmenées par l’Action française se succèdent dans tout Paris (une par jour après le 19 janvier) drainant un large soutien populaire.
18 morts, 84 blessés, 364 victimes
Celle du 6 février n’est pas différente par « nature », sinon par l’ampleur, des plus agitées d’entre elles. Son issue tragique et sa résonance s’expliquent d’abord, selon les auteurs, par sa greffe sur un choix politique plutôt inattendu et sur la « crise policière » qui s’ensuit : le choix de Daladier, le 2 février, de se séparer du préfet de police Jean Chiappe lui ôte tout soutien à droite et laisse la police parisienne aux mains d’un préfet totalement inexpérimenté, Adrien Bonnefoy-Sibour, qui n’installe aucune chaîne de commandement cohérente. Policiers municipaux, gardes mobiles et gardes républicains ont chacun leurs responsables et leurs habitus de maintien de l’ordre, sans matériel (ni boucliers, ni gaz lacrymogènes, pas même de mousquetons) ni ordres adaptés. Plutôt concentrés sur la rive gauche de la Seine, ils doivent faire face sur le pont de la Concorde à des manifestants plus nombreux que prévu, renforcés par des « Gavroche » du petit peuple parisien, une foule de curieux, sans compter peut-être des éléments de la pègre selon certains témoins. Les 14 morts (18 après le décès de quatre blessés) et les 84 blessés par balles recensés l’ont surtout été lors de la première fusillade de 19 h 30, quand le service d’ordre est débordé par un groupe de manifestants effectivement issus des Jeunesses patriotes et de Solidarité française. Mais sur 364 victimes connues et hospitalisées, seules 24 % sont issues des Ligues, la majorité étant de provenance nettement plus populaire (garçons de course, commis, petit personnel hôtelier…) que les membres des premières. Quant aux objectifs des manifestations, ils diffèrent selon les protagonistes, aucun d’entre eux ne visant un coup d’État que les effectifs et la division des Ligues ne leur permettaient même pas d’envisager. Seule l’Action française a un projet clair et explicite de changement de régime, mais ses dirigeants ne croient pas eux-mêmes à un « coup de force » insurrectionnel en l’absence d’un « Monck », militaire ou dignitaire, qui fraierait la voie à la restauration monarchique.
La riposte du 12
Finalement, le 6 février vaut surtout par ses conséquences. « Chant du cygne du modèle ligueur » inauguré dans les années 1880, il marque à la fois son acmé et le début de son déclin. Le réinvestissement puissant de la rue par les gauches, consacré le 12 février, bloque aussi le développement d’un authentique mouvement fasciste, ne laissant la place qu’à un « fascisme de ressentiment » qui s’exprimera dans le collaborationnisme des années 1940.
Reste un point à discuter. S’il n’y a pas de ligne directe conduisant du 6 février au Front populaire, c’est bien le choc de l’émeute parisienne qui, sous la crainte d’un « fascisme » mythifié et surévalué, conduit au contre-choc du 12 et réinjecte l’esprit unitaire à gauche. En ce sens, les journées de février 1934 sont bien la scène inaugurale des années où s’affronteront anticommunisme et antifascisme. Olivier Dard et Jean Philippet ont signé l’ouvrage de référence sur cette séquence aussi courte que décisive.
Gilles Vergnon
L’ours n°536 juillet-aoĂ»t 2024.
1 –# Voir Serge Berstein, Le 6 février 1934, Gallimard/ Julliard, « Archives », 1975 et Pierre Pellissier, Le 6 février 1934, Perrin, 2000 (L’ours 301, septembre-octobre 2000)).