Article publié dans L’OURS 452 (novembre 2015) page 8.
Cet ouvrage est très ambitieux : dépeindre la France à travers un peu plus de deux siècles d’histoire des idées et des passions françaises. Si le pari est réussi au regard des qualités d’écriture, de l’érudition et de l’esprit de synthèse de l’auteur (professeur à Oxford, bon connaisseur du XIXe siècle), il nous apparaît, au terme de la lecture, comme nécessairement inabouti ou même dans l’impasse. Résumer la France à quelques « traits d’esprits » revient, selon nous, à vouloir mettre « Paris dans une bouteille ».A propos du livre de Sudhir Hazareesingh, Histoire d’une passion française, Flammarion, 2015, 469 p, 23,90 €
La qualité est pour autant au rendez-vous. Sudhir Hazareesingh cherche à comprendre le comportement des Français, leur mentalité, la structuration de la société depuis la Révolution, à partir d’un triple éclairage : un esprit de rationalisation extrême – héritage de Descartes –, une appréhension du monde dominée par l’approche holistique – influence de Rousseau, revivifiée par Comte, puis par Durkheim – et un goût pour l’utopie et l’occultisme, qui sans être contradictoire avec le rationalisme cartésien, et dans la poursuite d’ailleurs du romantisme rousseauiste, serait le pendant d’une croyance dans les forces occultes, motrices du progrès. Et de rappeler cette formule de Mitterrand, au seuil de sa vie : « Je crois en les forces de l’esprit ».
La France disséquée
Certes, et la démonstration se lit avec plaisir. Le chapitre intitulé « Le crâne de Descartes », souligne l’influence du philosophe durant le XXe siècle français, jusqu’au Parti communiste et Maurice Thorez qui déclare en mai 1946 : « Le monde aime Descartes parce que, dans la France, il reconnaît Descartes et ceux qui l’ont continué. À travers les tempêtes et les nuits qui se sont abattues sur les hommes, c’est Descartes qui, de son pas allègre, nous conduit, vers des lendemains qui chantent. » Tandis que dans « Les ténèbres et la Lumière », l’auteur insiste sur ce qui ferait la consubstantialité entre rationalisme progressiste à la française et occultisme. L’adhésion de Victor Hugo au spiritisme à Guernesey est désormais bien connue. C’est le même mouvement qui est décrit ensuite, en remplaçant occultisme par utopie. De Louis-Sébastien Mercier (et son livre à succès, l’An deux mille quatre cent quarante) à Charles Fourier, de Saint-Simon à Proudhon, des Communards aux communistes, sont passées au crible les utopies rationalisatrices ayant marqué l’histoire des idées en France. Dans « Épris de finesse et de géométrie », l’historien met en avant l’importance des sciences et des techniques dans le débat politique français, jusque, et y compris, avec la prise de pouvoir par la technocratie progressivement à partir du milieu du XXe siècle. Il s’intéresse ensuite à cette « manie française » de la dichotomie, du « blanc et du noir », du « oui ou du non », dont la césure « droite-gauche » formerait l’exemple le plus frappant.
À travers cette analyse, nous touchons à l’un des traits qui caractériserait les Français selon l’auteur (a contrario du monde anglo-saxon, comme il se doit…) : le manque de pragmatisme. Le chapitre suivant confronte l’univerÂsalisme hérité de la Révolution, avec « l’esprit de clocher » des Français. Intitulé « Nés quelque part », il souligne aisément l’une des contradictions dans laquelle notre société n’a pas fini de s’emmêler ; même s’il montre bien comment la IIIe république a su construire le républicanisme et le patriotisme en tenant compte de l’attachement aux « petites patries » (Jean-François Chanet l’a montré bien avant lui).
La France en déclin ?
Puis, soudain, survient « l’interlude ». Ce cours paragraphe signale une césure majeure dans le livre. Désormais, il s’agit de scruter le « déclin français » à travers le repli de ses élites et intellectuels, le repli de son influence dans le monde, le pessimisme, qui serait « général », de sa population, sa décadence en quelque sorte. Il y eût pourtant le structuralisme et déjà l’antiaméricanisme (notamment « dans ce combat d’arrière-garde » (sic) que représente la défense de la langue française – So what ?), Fernand Braudel et les Annales (la reprise de l’idée – du mythe – que Braudel aurait construit sa thèse quasiment sans matériau et sans support alors qu’il était interné en Allemagne, a décidément la vie dure), la French theory (dont l’importance – et la méconnaissance – serait d’ailleurs à mettre au crédit des universités américaines, l’engagement des intellectuels (Sartre, etc.) et l’adhésion (« enfin », sic) des Français au libéralisme dans les années 1990.
Mais désormais, la France broie du noir. Elle est atteinte de « nécrose » intellectuelle et de provinÂcialisme. La Une du Monde des 20-21 septembre 2015 titre d’ailleurs sur « Ces intellectuels dont s’entiche le FN »… Cela fait effectivement des mois que la presse et les médias nous pilonnent littéralement avec les « œuvres » de réactionnaires de tréteaux : de Houellebecq à Finkielkraut, d’Onfray à Debray, de Lorà nt Deutsch à Zemmour. Ce dernier a droit à trois pages dans l’ouvrage, quand Edgar Morin occupe une référence rapide en introduction et sans rapport avec l’importance de sa pensée (et ce n’est qu’un exemple). On voit ce que l’on veut voir, on entend ce que l’on a envie d’entenÂdre… En même temps, ce n’était pourtant pas des « zombies » (n’en déplaise à E. Todd) qui étaient dans la rue le 11 janvier dernier.
Un intellectuel fait-il un pays ? 
Au fond, ce livre pose deux questions essentielles : tandis qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, un « intellectuel » condense-t-il la nature d’un pays ? (Ah ! Bernard-Henri Lévy, jeune, en couverture… – poster non fourni). En outre, l’histoire des idées possède (parfois ; souvent ?) cet intérêt qu’elle peut se détacher avec « élégance » du contexte historique pour peindre ses tableaux à deux dimensions, en se persuadant de la profondeur tridimensionnelle de ses analyses. Le même livre ne pourrait-il pas s’écrire sur d’autres pays du monde (ne parlons même pas d’une œuvre comparatiste qui permettrait de sortir des prismes convenus), avec le même esprit de système et les mêmes raccourcis ou caricatures. Allons, imaginons ce que donnerait un portrait de ce type s’agissant d’une Angleterre dans laquelle Jeremy Corbyn finirait par prendre la tête du parti travailliste (et du gouvernement ?). My god ! Awful.
Florent le Bot