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On confond stabilité politique et stabilité parlementaire. » Trois questions à BENJAMIN MOREL.

Benjamin Morel, Le Parlement, temple de la République. De 1789 à nos jours, Passés/Composés, 2024, 374 p, 23 €

Alors qu’actuellement les partis politiques sont très décriés et faibles, les groupes parlementaires jouent un rôle décisif et disposent de droits spécifiques (droit de tirage, temps de parole, niches parlementaires, composition des instances, etc.). Cependant, dans un Parlement qui doit être le lieu du débat dans nos institutions politiques, ils délibèrent à huis clos. Ne conviendrait-il pas de réinterroger leurs droits et leur fonctionnement ?

Les groupes politiques jouent un rôle essentiel. En France, on aime souvent critiquer les partis, mais la démocratie moderne repose nécessairement sur eux. Il n’existe pas de modèle démocratique de nos jours qui ne s’appuie sur les partis politiques. La rhétorique gaulliste contre les partis relève en grande partie de la communication politique. De Gaulle a rapidement compris l’importance de disposer d’un parti politique structuré et organisé. Les groupes politiques, quant à eux, sont le pendant parlementaire de cette force partisane, mais leur création n’est pas due aux partis. La IVe République, loin d’être la dictature des partis souvent évoquée, a plutôt été une période de forte désorganisation politique. Les groupes politiques n’arrivaient pas à s’imposer à leurs membres, et l’absence de discipline de vote, à l’exception du PCF, a grandement contribué à l’instabilité parlementaire.

Aujourd’hui, deux difficultés majeures se posent concernant les groupes politiques. La première est liée à la nature historiquement datée de notre droit parlementaire. La réforme constitutionnelle de 2008 a modifié près de la moitié des articles de notre Constitution, avec des répercussions profondes sur le droit parlementaire. Cette réforme reposait sur l’idée que la vie politique française évoluait inévitablement vers un bipartisme à l’anglaise. Il s’agissait de créer à un « Gouvernement de Sa Majesté » et une « Opposition au Gouvernement de sa Majesté », à qui l’on accorderait des droits spécifiques. Mais comment appliquer ce modèle quand le gouvernement dépend du soutien implicite d’un RN qui se dit pourtant son opposant politique ? Comment répartir les postes en commission quand des jeux d’alliances concentrent le pouvoir dans les mains de groupes représentant à peine un tiers de l’hémicycle ? Notre droit parlementaire devrait aujourd’hui évoluer vers un modèle pluraliste plus proche de celui du Parlement européen que de Westminster.

La seconde difficulté concerne les moyens accordés aux groupes politiques. Si ces groupes doivent jouer un rôle de contre-proposition et évaluer les projets du gouvernement, ils ont besoin de moyens substantiels. Aujourd’hui, les moyens dont disposent les groupes en France sont très limités par rapport à ceux du Parlement britannique ou du Bundestag. Il y a un manque flagrant d’égalité des armes avec l’exécutif. Cette législature devrait donner l’opportunité aux parlementaires de faire des propositions de loi mais, pour rédiger des textes ambitieux et évaluer leur impact, il est essentiel de disposer de moyens, ce qui n’est actuellement pas le cas.

Au début de la IIIe République, à une époque où les partis politiques existaient à peine, les députés devaient aller chercher des majorités d’idées et ils ont voté de grandes lois. Aujourd’hui, le mode de scrutin uninominal et la logique présidentielle les embrigadent. La proportionnelle est davantage vue comme la solution. Cependant, avec des listes concoctées par des partis ou des groupes, ne risque-t-on pas de renforcer des profils de députés encore plus liés à la logique partisane ?

Il y a peut-être deux questions dans votre question… Je suis nostalgique du Parlement de la IIIe République, mais si l’on est honnête, je doute que l’on puisse revenir à ce qu’était la délibération à cette époque. Le parlementarisme libéral du XIXe siècle reposait sur une conception très différente, dans laquelle les groupes politiques étaient peu structurés. Sous la IIIe République, chaque circonscription était censée porter celui qui, en son sein, était jugé le plus compétent, le plus apte à délibérer. Au Parlement ensuite, dans le cadre d’un débat contradictoire, fondé sur des procédures scrupuleusement respectées, la raison devait l’emporter. La IIIe République, au moins jusque dans les années 1920, croyait sincèrement que l’intérêt général pouvait être déterminé par la raison et qu’un débat bien organisé et honnête permettrait de l’atteindre de manière presque scientifique. C’est une approche au fond très habermassienne avant l’heure de la délibération. Dès lors, chaque texte faisait l’objet d’une véritable délibération où il s’agissait de convaincre, sans que les attaches partisanes ne prédéterminent le vote.

La situation change dans les années 1920. Les partis politiques s’imposent progressivement, et avec eux une nouvelle façon de concevoir la politique. L’électeur ne choisit plus un élu pour ses qualités à délibérer, mais parce qu’il porte un programme. Ce programme représente une vision systématique de l’intérêt général, qui doit être défendue au Parlement. Si un parti n’a pas la majorité, il s’entend avec d’autres partis pour établir un programme de coalition, permettant de faire valoir les points les plus importants. La délibération a donc lieu avant même les débats parlementaires.

Aujourd’hui, la proportionnelle me semble s’imposer. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours s’avère souvent déraisonnablement non représentatif. En 2017, Emmanuel Macron a obtenu 60 % des sièges avec des candidats qui n’ont réuni que 17 % des inscrits au premier tour. On confond stabilité politique et stabilité parlementaire. Certes, une majorité absolue est obtenue, mais l’on s’étonne ensuite de voir des mouvements sociaux comme les Gilets jaunes émerger. De plus, les deux dernières élections montrent que même cette stabilité n’est plus garantie. Ce mode de scrutin, qui a dominé la IIIe République, n’a jamais apporté cette stabilité. Les lieux communs sur la proportionnelle, pratiquée partout en Europe sauf en France et en Grande-Bretagne, masquent le vrai débat : quelle proportionnelle adopter ?

En effet, il existe mille modalités de proportionnelle, aux effets très différents. Entre la proportionnelle néerlandaise, avec un seuil de représentation de 1 %, et la proportionnelle à deux tours, avec une prime majoritaire de 50 %, que l’on connaît en France pour les municipales, il y a un monde. La question que vous posez de l’ancrage local est également importante. La mauvaise solution serait un retour à la proportionnelle par départements, que nous avons bien connu sous la IVe République, avec ses effets pervers. En Lozère, par exemple, où l’on élit un seul député, cela n’aurait aucun sens. Léon Blum la dénonçait et prônait une proportionnelle « à l’allemande », avec une finalité proportionnelle, mais dont une partie des élus est désignée au scrutin majoritaire par circonscription, et dont les résultats sont ensuite redressés par des listes nationales. Étienne Weill-Raynal avait travaillé sur un projet similaire, qui figurait dans le programme de la SFIO dans les années 1960.

Chaque électeur devrait sentir sa voix porter au Parlement, écrivez-vous en substance. Quelles pistes pourrait-on emprunter pour reconstruire cette « scène de théâtre » de la représentation ?

Toutes autres variables écartées, les études internationales montrent que la proportionnelle entraîne une hausse de la participation de 7 points (12 points chez les jeunes), ainsi qu’un meilleur taux de satisfaction vis-à-vis des politiques publiques, car les électeurs se sentent mieux représentés. Pour le reste, il ne faut pas trop s’indigner des mises en scène à l’Assemblée. Cela a toujours existé. La séance publique, comme on l’a souvent dit, n’est plus vraiment un lieu de délibération depuis le milieu du XXe siècle. Les débats de fond se déroulent bien plus en commission. La séance plénière, c’est du théâtre. Mais ce théâtre a un sens : il permet de rendre visibles les oppositions politiques afin que le peuple se sente représenté. Même l’obstruction parlementaire participe à cette catharsis démocratique. Les opposants à une réforme se sentiraient-ils véritablement représentés si leurs députés se contentaient de constater qu’ils sont minoritaires et ne peuvent faire barrage à la réforme ? Il y a, bien sûr, des limites à cette mise en scène, des bornes à ne pas franchir. Mais dénoncer et sanctionner systématiquement toute forme de mise en scène relève d’un phénomène très récent, lié aux renouvellements importants de ces dernières années, qui a fait perdre une grande partie de la mémoire parlementaire.

Propos recueillis par Sarah Kerrich et Philippe Quéré.
L’ours 538, novembre-décembre 2024, p. 1-2.

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