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« L’arrivée de Donald Trump au pouvoir conduira à des tests de résilience des institutions… » Trois questions à Amy Greene

Amy Greene, enseignante à Sciences Po Paris et dans des universités américaines, est spécialiste de la politique des États-Unis. Elle a publié il y a quelques semaines L’Amérique face à ses fractures. Que reste-t-il du rêve américain ? (Tallandier, 2024, 254 p, voir page 3 l’article d’Alain Bergounioux). Elle répond à nos trois questions…

La présidentielle et les législatives de 2024 ont constitué en grande partie une sanction à l’encontre du Parti démocrate. Les électeurs américains ont donné leur réprobation à un parti de gauche incapable de résoudre, voire de prévenir, les problèmes qui les saisissent depuis plusieurs années. Les démocrates ne sont pas les seuls responsables des maux auxquels les Américains font face, mais ils en étaient le visage en 2024 après avoir été au pouvoir pendant 7 des 10 dernières années. Et, à leur tête, un président Joe Biden particulièrement impopulaire dont la fragilité physique inquiétait depuis longue date jusque dans son propre camp.

Donald Trump a réussi dès le départ à installer un leitmotiv autour de la faiblesse politique des démocrates dont l’inaction aurait mené in fine à une perte de prestige collective et individuelle – à l’étranger, à la frontière et à la maison. À l’étranger, car la fameuse puissance américaine sous les démocrates n’a pas empêché le lancement de deux guerres dans lesquelles les Etats-Unis sont engagés matériellement, et n’a pas non plus réussi à y mettre fin. À la frontière, car un nombre record de traversées clandestines a été enregistré sous la présidence Biden. Ces influx ont entraîné la dispersion de migrants à travers le territoire américain, exposant les populations locales à de nouvelles tensions sur les infrastructures sociales et les politiques publiques. Puis « à la maison », par le biais d’une situation économique dégradée, voire de détresse, vécue directement par une majorité déclarée d’Américains. Cette détresse est incarnée par une multiplication de souffrances : précarité professionnelle, pouvoir d’achat en berne, dette médicale accablante, coûts de l’alimentation et du logement rédhibitoires. Si la mémoire en politique est courte, les Américains ont retenu de la présidence Trump l’absence de nouvelle guerre, une politique frontalière dure (et contestée), des réductions d’impôts et deux chèques de stimulus envoyés aux foyers pendant le Covid.

Finalement, la joie et l’optimisme, relayés par une candidate Kamala Harris jugée trop proche du président démocrate impopulaire, n’ont pas su éclipser la campagne sombre de Trump. Son message à lui était plus en phase avec le sentiment de désespoir et de colère qui traverse la société américaine depuis bien des années. Si certains électeurs ont véritablement choisi la personne et les idées de Donald Trump, d’autres ont estimé que – malgré ses outrances, la violence de ses propos et la radicalité de certaines de ses positions – il était plus crédible en mettant leurs frustrations au cœur du débat et en proposant un cap clair pour y faire face, quel qu’il soit.

L’analyse alarmiste de Fukuyama mérite d’être nuancée. Ce n’était pas une élection « raz-de-marée », mais une élection de mécontentement, de colère, de sanction. C’est ainsi que les Américains n’ont pas voté en 2024 pour mettre fin explicitement à leur démocratie libérale : ils ont voté pour que les choses changent. Ils restent attachés aux droits des individus, tout en montrant les limites d’une stratégie politique démocrate reposant en large partie sur une approche identitaire. Le sujet des « communautés » est, pour de nombreux électeurs, la préoccupation principale de la gauche aux dépens des considérations plus immédiates, dont la santé économique de l’Américain moyen.

Certes, l’arrivée de Donald Trump au pouvoir conduira à des tests de résilience des institutions et des normes démocratiques. Il suffit de lire la presse pour comprendre son hostilité à l’égard des institutions et agences fédérales, et son admiration pour les autocrates du monde. S’estimant trop empêché pendant son premier mandat, Trump a appelé à éliminer l’« État profond » et à enquêter sur ses adversaires politiques. Il a déjà lancé des procès contre des médias, ces « ennemis du peuple », ayant publié une couverture défavorable à sa campagne. Avant même son investiture, Trump propose de court-circuiter certains procédés traditionnels, inscrits dans la Constitution, afin de faire nommer rapidement ses choix de ministres. Volonté de consolider son autorité, d’éliminer les contre-pouvoirs, de tenir son parti… Jusqu’où les institutions démocratiques et les dirigeants qui les incarnent céderont à ces pressions nous diront tout autant de la robustesse de la démocratie américaine.

Le parti au pouvoir sera néanmoins très observé par les électeurs. En 2026, les élections de mi-mandat auront lieu. Historiquement défavorable au parti présidentiel, cette échéance donnera aux Américains l’opportunité de sanctionner ou de valider la politique républicaine, y compris jusque dans leurs États fédérés et leurs collectivités. Les électeurs renouvelleront le Congrès (l’ensemble des 435 députés et 33 sénateurs sur 100), une grande majorité des gouverneurs (36 sur 50) et des centaines d’autres postes locaux. Autant d’opportunités pour changer de cap, de haut en bas, dans une démocratie multi-échelle et plurielle où les électeurs ont le dernier mot.

La défaite des démocrates comporte de bonnes et mauvaises nouvelles pour la gauche. D’abord les bonnes nouvelles : la victoire est statistiquement moins importante qu’indiquée initialement. Trump a emporté le vote populaire, mais par une marge historiquement basse de seulement 1,5 %. Trump a progressé dans chacun des 50 États fédérés et dans la quasi-totalité des plus de 3 000 comtés aux États-Unis, mais sa majorité est très faible au Congrès. S’il a fait basculer le vote vers la droite par une marge significative par rapport à 2020, le dernier président à réussir une bascule aussi importante fut… Barack Obama en 2008. Ce sont des fluctuations politiques qui font partie des comportements habituels de l’électorat américain. Ces bonnes nouvelles ne rassurent pas pour autant. Les démocrates ont gagné du terrain, notamment chez les plus diplômés et dans les foyers à forts revenus, mais ils ont encaissé des pertes un peu partout ailleurs : chez les moins diplômés et les classes populaires, les Hispaniques, les jeunes, dans les endroits ayant le plus voté pour Joe Biden en 2020 et dans les grandes villes historiquement démocrates, etc.

Il existe de nombreuses leçons à en tirer, autant d’opportunités pour se renouveler. Pour commencer, sans renoncer aux valeurs humanistes et à la défense de la diversité, comprendre qu’un pays en souffrance priorisera souvent la condition individuelle sur les aspirations progressistes collectives. Rouvrir un dialogue avec les classes populaires et sans diplôme universitaire qui représentent une majorité écrasante d’Américains et qui les perçoivent comme des élites déconnectées. S’inspirer des réussites démocrates locales, grâce aux élus qui ont vaincu des candidats trumpistes avec une politique de gauche assumée, mais adaptée aux réalités de terrain. Préparer un message sur l’économie et la frontière qui tient compte de la frustration des Américains à leur encontre. Ce sont seulement quelques façons de préparer à reconquérir la confiance des électeurs qui abandonnent petit à petit la gauche mais qui pourraient être susceptibles de chercher une alternance pugnace et crédible en 2026.

Propos recueillis par Alain Bergounioux
L’ours 539, janvier-février 2025

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