Historienne du socialisme contemporain, maîtresse de conférences à l’université de Paris 1 et secrétaire générale de la Société d’études jaurésiennes, Adeline Blaszkiewicz-Maison publie un livre important issu de sa thèse préparée sous la direction d’Isabelle Lespinet-Moret. (a/s de Adeline Blaszkiewicz-Maison, Albert Thomas 1878-1932. Une histoire du réformisme social, préface d’I. Lespinet-Moret, postface de J.-N. Ducange, PUF, 2024, 548p, 26€)
Cette biographie prolonge et complète un précédent ouvrage sur Albert Thomas, le socialisme en guerre (PUR 2016, L’ours 458). Adeline Blaszkiewicz a surmonté l’immense masse documentaire disponible pour en donner une synthèse forte et originale arc-boutée sur une pensée et une action tout entières tournées vers un socialisme de la réforme, à la confluence des interventions de l’État et de la société. Elle a enfin obtenu le prix de thèse de l’Assemblée nationale, ce qui lui a permis de bénéficier d’une édition soignée et illustrée.
Coopération, syndicalisme et politique
Né à Champigny-sur-Marne, fils d’un boulanger d’origine poitevine, élève d’une école religieuse, puis du lycée Michelet à Vanves où il suit les cours de Paul Desjardins, Albert Thomas intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (1899), puis est reçu 1er à l’agrégation d’histoire et géographie en 1902. Il est à la fois « l’enfant du peuple de banlieue » et un normalien à l’avenir prometteur, inséré dans bien des réseaux universitaires et républicains, de Paul Desjardins (Union pour l’action morale, devenant Union pour la Vérité) à Aline Ménard-Dorian, égérie de la Ligue des droits de l’Homme et figure du radicalisme (il est le précepteur de son fils, emploi préféré à une affectation au lycée de Brest). Travailleur actif et volontaire, il se dote vite d’une expérience internationale peu commune (voyage sur le Transsibérien grâce à un prix de la Compagnie des wagons-lits, séjour en Allemagne d’un an après son succès à l’agrégation). Il n’est pas surprenant que Thomas émerge vite, comme personnalité à la confluence de la coopération, du syndicalisme et de l’action politique, lié à L’Humanité de Jaurès des débuts comme de la suite, des vaillantes revues au lectorat limité, mais néanmoins influentes (Revue syndicaliste, Revue socialiste…). Il trouve aussi le temps de publier une série d’études historiques sur des sujets divers, sociaux et politiques (histoire du travail, du syndicalisme allemand, Babeuf et le babouvisme, le second Empire…). Il parvient à se constituer, non un fief politique personnel, mais une solide terre d’élection socialiste à Champigny : conseiller municipal (1904), maire (1912) et député (1910, réélu en 1914).
Un « socialisme des institutions »
Adeline Blaszkiewicz-Maison montre de manière convaincante l’originalité de la contribution de Thomas, y compris par rapport à Jaurès : un réformisme plus assumé, davantage appuyé sur des structures syndicales ou coopératives, faisant pleinement le pari d’un État menant la transformation sociale. Ce sont des nuances, sur un fond de large entente, mais elles correspondent bien à leurs échanges lors du 25e anniversaire de La Revue socialiste (1910), pas tout à fait dénués de malice cordiale, que l’autrice met justement en valeur. Sa conclusion nous paraît très pertinente : « socialisme des institutions, fondé sur l’action économique du prolétariat » d’un côté, « socialisme politique et moral » de l’autre.
La guerre constitue une cruelle mise à l’épreuve des conceptions et des capacités de Thomas. Sa valeur personnelle est reconnue à la Chambre et au gouvernement : sous-secrétaire d’État (1915) puis ministre de l’Armement (1916-1917). Il incarne le socialisme de guerre, souvent innovant, mais assurant un compromis entre le patronat et le prolétariat au service de la défense nationale. Par force, c’est le grand moment de l’État, le réformisme social n’étant pas abandonné, mais contrôlé et réduit à un rôle secondaire. Thomas aurait bien volontiers poursuivi l’expérience à l’automne 1917. Pour de nombreuses raisons, Clemenceau est alors nettement mieux placé que lui pour « faire la guerre » Une fois la paix revenue, l’horreur de la guerre pèse sur l’évolution du milieu socialiste. Thomas semble promis à une inévitable marginalisation, même si la fédération du Tarn lui confie en 1919 le soin de reprendre le mandat parlementaire de Jaurès.
Son rétablissement, grâce à un pas de côté salutaire, se révèle spectaculaire. Il devient à Genève le premier directeur du Bureau international du travail (1919). Il réussit à la fois à donner à la nouvelle institution de l’Organisation internationale du travail prestige et autorité, et à demeurer ainsi une personnalité publique reconnue et influente, malgré ou avec quelques polémiques, de toute façon inévitables avec les communistes comme avec les courants de droite les plus nationalistes et conservateurs. Compte tenu de son livre précédent centré sur la période de guerre, c’est bien entendu sur cette dimension sociale et internationale qu’était le plus attendue Adeline Blaskiewicz-Maison. De fait, elle apporte nombre d’éléments et d’analyses passionnantes sur la mise en place de cette organisation, avec l’émergence d’un nouveau type : le fonctionnaire international, au service d’une construction internationale qui se veut cohérente – de l’économie comme du social – par une convergence entre classes dirigeantes et catégories populaires, au prix d’une certaine dépolitisation, d’une relative dénationalisation au profit d’une approche inclusive, aussi bien à l’égard du régime soviétique que du fascisme italien. Les objectifs d’une harmonisation des conditions de travail (journée de 8 heures notamment) se précisent.
Cette évolution peut se retrouver ailleurs, par exemple dans l’approche de l’urbanisme, de la santé et de l’hygiène par Henri Sellier, sans doute un peu l’équivalent auprès de Vaillant de ce qu’était Thomas auprès de Jaurès. « Pivot du réformisme français » selon Madeleine Rebérioux, Albert Thomas devient ainsi la figure annonciatrice de la social-démocratie, du moins d’un des possibles. L’auteure conclut : « Dialogue social tripartite, démocratie industrielle, rationalisation du travail et organisation des échanges dans le cadre d’une économie désormais organisée à l’échelle mondiale, tels sont les moyens préconisés par le BIT pour réaliser une paix fondée sur le progrès social et économique ».
La mort prématurée, à l’âge de 53 ans seulement, d’Albert Thomas peut donner l’impression d’un destin inachevé. Son retrait de la vie politique nationale était-il définitif ? Il avait dû se défaire en 1921 de son mandat législatif et il serait sans doute apparu encombrant dans une SFIO à la culture pacifiste si marquée, d’autant que ses relations avec Léon Blum, autre héritier de Jaurès, n’étaient pas sans nuages. Mais son deuxième mandat de directeur du BIT devait s’achever en 1935 et il avait donné plusieurs signes d’une volonté de retour, ne serait-ce, à titre anecdotique, qu’en soufflant à Jean Longuet, début 1931, la présidence du Syndicat des journalistes socialistes. Quoi qu’il en soit, Albert Thomas a incontestablement marqué son époque comme l’histoire sociale et politique.
Gilles Candar
L’ours 539 janvier-février 2025