AccueilActualitéTribune : Il faut changer le monde d’aujourd’hui, par JEAN-CHRISTOPHE CAMBADÉLIS

Tribune : Il faut changer le monde d’aujourd’hui, par JEAN-CHRISTOPHE CAMBADÉLIS

Je déambulais à Montparnasse, il y a peu avec quelques amis, par une fin de soirée glaciale, lorsque le cortège présidentiel s’arrêta à ma hauteur. Emmanuel Macron en sortit en trombe et, en bras de chemise malgré la température polaire, vint me saluer très civilement pour ne pas dire amicalement. Après les formules d’usage, le président me demanda : « Comment tu vois les choses ? — Épouvantables à l’intérieur et exécrables à l’extérieur. — Mais encore ? me répondit Macron, interloqué mais toujours pas frigorifié. — La question de ta démission menace la Ve République, et le national-populisme dominant en Europe menace de la disloquer. — Bon, je t’appelle et on prend un café », coupa le président tout à coup refroidi.

N’ayant pas de nouvelles, lorsque Alain Bergounioux me proposa pour L’ours d’exposer ma vision de la situation politique et ce que devrait faire le PS, je me suis dit que c’était l’occasion de poursuivre cette réflexion commencée sur un trottoir au milieu d’agents de sécurité suspicieux.

La fin d’un monde
Nous avons changé de monde en moins d’une décennie. Nous assistons à la dislocation rampante et généralisée du monde connu. Tout bouge, tout change, tout évolue et ces mutations arrivent par grappes. Nous vivons la fin de la domination du monde occidental, la mutation vers un capitalisme numérique, la révolution de l’immatériel, son IA qui touche à tout, et même à l’humain. Nous sommes confrontés à la crise des États-nations et au règne des entreprises-États, à la tyrannie de l’individualisme consommateur, à la vague de l’illibéralisme, des régimes autoritaires, au recul de la démocratie ; l’obscurantisme religieux, le complotisme tiennent lieu de repères ; l’antisémitisme est de retour, alors que la xénophobie tend à être ordinaire. C’est le retour des guerres militaires ou commerciales et, partout, les dérégulations de toutes sortes s’imposent : des pandémies au climat ; des cultures aux mœurs ; des flux migratoires au vieillissement ; de la société en miettes à l’École bloquée ; de la sécurité publique, sociale ou alimentaire, aux difficultés sanitaires. Il n’est pas un domaine qui ne soit entré en mouvement, où les anciennes solidarités, repères ou structures ne se défassent. Les déséquilibres du monde et celui des vies se conjuguent au point de donner à chacun le tournis. Voilà pour la toile de fond du « dérèglement du monde » dont nous sommes contemporains.

En termes politiques, une vague national-populiste déferle sur la planète au point d’emporter les États-Unis. Quant à l’Europe – qui devrait être par son histoire le continent de la solidarité et de l’État social – elle est elle-même menacée par ce retour du refoulé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pas un pays de l’Union européenne où l’extrême droite ne soit au pouvoir ou aux portes du pouvoir. Ce n’est pas le tour des nations qui n’ont jamais disparu, mais du nationalisme qui avait disparu. Prenant appui sur les flux migratoires, la hantise du métissage, les égoïsmes nationaux, la crise du résultat des politiques publiques, de la précarité de masse, l’extrême droite s’impose partout dans des versions plus ou moins dégradées et dicte son agenda à la droite classique jusqu’au questionnement de la démocratie et de l’État de droit. Nos sociétés sont dominées par une violente réaction au progressisme qui s’est lui-même abîmé dans le tout-marché.

La crise politique en France est paroxystique
La France n’échappe pas à ce retournement de cycle et à ces mutations. La crise politique est paroxystique. La question de l’éviction du président de la République est dans toutes les têtes, à la suite d’une présidentielle ratée et d’une invraisemblable dissolution qui faillit donner le pouvoir à l’extrême droite. La chute d’Emmanuel Macron serait une crise de régime ; elle affleure ; elle précipiterait la fin de la Ve République. Pourquoi pas ! Nous avons tant espéré sortir du coup d’État permanent. Mais sans rapport de force favorable, sans alternative majoritaire dans un pays en proie aux populistes qui se sont échappés avec la fin du bipartisme, ce serait l’aventure et vraisemblablement un nouveau 1958 pour la gauche. Souhaiter la crise de régime est une faute ; la provoquer, c’est irresponsable. Mais le fait même que la démission du Président soit à l’ordre du jour est la démonstration de l’état de faiblesse de l’exécutif, alors que la majorité est introuvable au Parlement. Ce qui provoque une instabilité ministérielle, une fébrilité parlementaire et une quasi-hystérie politique, tant la crise est partout et les solutions nulle part. Chacun ne voyant son salut que dans une présidentielle où, dans l’état actuel, l’extrême droite triompherait au premier tour comme facteur d’ordre contre le désordre des maux et des choses, et le Front républicain sombrerait au second dans quelques querelles subalternes.

Entre déconstruction républicaine, fille de la dépolitisation, et dépression sociale et morale, la France s’abîme lentement. Elle paie les conséquences de la politique libérale du ruissellement avec une fracture sociale, un déficit abyssal, des impôts de moins en moins supportés, des politiques sociales jugées inefficaces et un soutien aux entreprises qui ne l’est pas plus. Les populismes extrémistes envahissent le débat national, rendant souvent impossible le compromis.

Et malgré tous ces constats, la gauche en général et le PS en particulier vivent sur des concepts forgés dans les années 1960, revisités dans les années 1980. Depuis, la tactique électorale ou son arithmétique s’est substituée à l’analyse concrète de la société et aux moyens de la transformer. Nous vivons toujours sous l’emprise du surmoi de la révolution – citoyenne, cela va sans dire –, mais cela ne change rien à l’affaire : alors qu’il faut penser nouvelle société, c’est-à-dire nouvel ensemble dans une époque nouvelle. Nous en sommes encore dans « la rupture » chère aux années 1970, aujourd’hui portée par la France insoumise, alors qu’il faudrait penser compromis et nouvel équilibre. Nous faisons l’impasse sur les sujets régaliens ou les traitons comme dans les années 1960, donnant l’impression aux Français que nous sommes hors-sol.

Penser le monde avant de vouloir le panser
Le PS doit commencer par lui-même, par sa propre révolution, celle de la pensée progressiste. Comment défendre l’esprit de justice, l’égalité réelle, la liberté ordonnée, la fraternité laïque, et une démocratie sociale écologique dans le monde tel qu’il est aujourd’hui avec les Français d’aujourd’hui ? Comment rétablir les principes républicains dans une France qui les voit s’évanouir ou captés pour en faire un levier pour un pouvoir autoritaire et, parfois même, par un détournement de sens, carrément xénophobe ? Il faut penser le monde avant d’espérer le panser. La gauche ne peut avoir comme but d’administrer les choses, mais doit trouver le chemin d’une société juste dans le fatras des déconstructions de toutes sortes, puis bâtir un programme qui soit l’expression de ce projet et le porter à la présidentielle. C’est à partir de ce but et de ce moyen qu’il faut construire une stratégie et non la recherche de l’alliance comme substitution à un projet.

Et à la base de la stratégie, il y a le mode de scrutin. L’élection majoritaire uninominale à deux tours était consubstantielle à la Ve République. Elle renforçait le parti du président, contraignait l’opposition à l’union et installait un fait majoritaire tout en marginalisant ou contenant les extrémistes. La majorité est celle des populistes. Ils ne sont pas de même nature, mais règnent en maître, marginalisant les partis traditionnels. La proportionnelle est le moyen de contraindre les partis de gouvernement à se réformer pour définir une offre réelle et à trouver au Parlement, dans les coalitions, les compromis nécessaires pour affronter les défis, là où il n’existe de consensus ni dans la société ni dans la politique. La proportionnelle libère le PS de la tutelle extrémiste de LFI et lui permet de déployer son projet de « transformation protectrice » de la société, puis d’organiser les compromis nécessaires à son avancée. Dans un paysage politique chahuté, c’est maintenant l’offre qui est déterminante. C’est la leçon de l’élection américaine : Trump a gagné sur un récit réactionnaire, mais il avait récit ; les démocrates n’avaient qu’un bilan et des mesures enrobées dans une morale. Dans une époque troublée et avec des électeurs zappeurs, c’est l’offre qui détermine la demande et l’heure est au contre-récit face à celui du national-populisme. Il faut travailler la société « ici et maintenant » pour espérer la changer.

Assumer la social-démocratie
Enfin, après avoir fait l’inventaire du monde, reconstruit un projet global et des solutions programmatiques qui lui correspondent ; après avoir bâti une stratégie à travers la proportionnelle faisant de l’offre politique le moteur du rassemblement des électeurs et non s’affadir dans le cartel des sigles, il faut une organisation qui corresponde à ce changement de paradigme. Le PS doit assumer la social-démocratie nécessaire à la période et à l’Europe. Donner de la visibilité à la « rupture avec la rupture », qui est une agitation sans but, est nécessaire pour crédibiliser le nouveau socialisme dans le nouveau monde. Cela ne peut être l’objet d’une compromission avec toutes formes de populisme de gauche. Il faut se délimiter pour être repéré et cristallisé. Il faut être clair pour être compris par une opinion désorientée. Cela n’exclut pas l’union si cela est utile au projet, mais interdit la subordination au populisme de gauche. La victoire contre l’extrême droite est à ce prix. Et c’est la raison pour laquelle il faut dire publiquement qu’au bout de ce réarmement idéologique, politique et organisationnel, il y aura un candidat social-démocrate à la présidentielle, choisi parmi ceux qui partagent

le nouveau cours social-démocrate. Une folie ? Non, la campagne réussie du PS à l’élection européenne avec Raphaël Glucksmann démontre qu’il y a maintenant un chemin entre les déçus du macronisme et du mélenchonisme. Il faut simplement avoir le courage de travailler à une nouvelle donne dans le monde nouveau.

Jean-Christophe Cambadélis, ancien premier secrétaire du Parti socialiste
Tribune parue dans L’ours 540, mars-avril 2025

RELATED ARTICLES

Most Popular

Recent Comments