AccueilActualitéUn monde enseignant envoyé au front, par LUC BENTZ

Un monde enseignant envoyé au front, par LUC BENTZ

Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Conflans-Sainte-Honorine, était victime d’un attentat islamiste. Trois ans après, ce fut Dominique Bernard, professeur de lettres à Arras, trois de ses collègues (un enseignant et deux personnels d’entretien) ayant été blessés. Les auteurs, rappelant les menaces à l’encontre des chefs d’établissement à l’occasion de conflits liés au port de tenues ou signes religieux (abaya), soulignent « qu’elles peuvent toucher tout personnel de l’institution scolaire ».

Le travail scientifique repose sur des techniques qualitatives, quantitatives et lexicographiques. Une partie préexistait à cette étude spécifique : les deux auteurs ont travaillé sur le système éducatif, les politiques mémorielles, les réactions aux attentats de janvier et novembre 2015, les rapports entre École et phénomènes religieux. Mais ils se sont aussi appuyés spécifiquement sur une série d’entretiens et un questionnaire en ligne, diffusé notamment avec le concours de l’Association des professeurs d’histoire-géographie1. Organisé en trois chapitres, leur ouvrage revient d’abord sur le système scolaire à l’épreuve des chocs religieux, puis cartographie les réactions  face à l’assassinat, en enfin analyse les paroles de terrain.

L’épreuve des chocs religieux
Après 1984 (retrait de la loi Savary), le terrain sémantique de l’emploi du terme «  laïcité  » s’est déplacé. C’est dans la même période (note à Jean-Pierre Chevènement en 1985) qu’a été pointé le danger de l’intégrisme, mais en même temps des pressions sur les jeunes filles musulmanes (revue du SGEN-CFDT, débats dans la FEN à propos du port du « foulard ») dans le contexte postérieur à la révolution islamique en Iran. La question explose médiatiquement en 1989 avec l’affaire des foulards de Creil2 et n’a pas quitté l’actualité, notamment depuis la loi de 2004. Elle gagne en intensité avec l’accroissement des actes antisémites, puis les attentats terroristes de janvier et novembre 2015. Les auteurs relèvent que « les émeutes de 2005 [nées à Clichy-sous-Bois et Montfermeil], en prenant de manière inédite des locaux scolaires comme cibles [… traduisent] la méfiance, ou du moins, la déception vis-à-vis de l’institution scolaire d’une partie des jeunes de minorités ethnico-religieuses défavorisées ». Les thèmes de l’islamisme (entendu comme approche théologico-politique) et des quartiers populaires ségrégués se révèlent continuellement mêlés.

L’attentat contre Charlie hebdo de 2015 «  produit un choc à plusieurs répliques  ». Ils analysent finement les cas de refus d’association à la minute de silence ou aux débats de la part d’élèves (essentiellement en collège et lycée professionnel), en notant leur caractère très minoritaire, le plus souvent, et en soulignant qu’ils relevaient «  de cas de défiance entre l’ordre scolaire de la part d’élèves habituellement rétifs à l’autorité ou [de cas] d’affirmation à une appartenance religieuse  », mais précisent que «  les contestations principalement rencontrées en éducation prioritaire ou en lycée professionnel jettent une lumière crue sur des évolutions d’un monde scolaire traversé par des ségrégations  ». Or la lecture politique et médiatique des incidents scolaires post-Charlie hebdo, à l’exception de la ministre de l’Éducation nationale de l’époque, fait l’impasse sur les questions de mixité sociale et se focalise sur la lutte contre l’islamisme radical. Significative est, à cet égard, la mue en mai 2016 du « Comité interministériel pour la prévention de la délinquante » (CIPD) en Comité interministériel également chargé de la prévention de la radicalisation (CIPDR). Il est vrai que Daesh, fin novembre 2017, après la deuxième vague d’attentats, a appelé dans sa revue au meurtre des enseignants de l’École laïque française, considérée comme un ennemi à combattre. Les exercices « attentat » sont pratiqués annuellement, depuis septembre 2015, dans les établissements scolaires.

La disjonction entre le discours « sécuritaire », politique ou médiatique et, quelles que soient les difficultés, l’approche « pédagogique » des personnels éducatifs, conforme à leur ethos professionnel, est explicitée dans les parties suivantes. Le livre montre ultérieurement que les champs lexicographiques utilisés ont été distincts : enquête et procédure judiciaire pour la presse ; approche « abstraite et globalisante » pour les politiques ; institution scolaire et réactions émotionnelles pour les enseignants, avec un champ lexical extrêmement varié.

Un fort sentiment d’isolement
Sur une échelle de 1 à 10, le « ressenti » du choc provoqué par l’assassinat de Samuel Paty s’élève en moyenne à 8,75 (10 dans un quart de réponse). L’analyse montre qu’il n’y a de différence ni d’un niveau d’enseignement à l’autre (primaire/secondaire), ni du fait d’exercer ou non en éducation prioritaire. La seule particularité est celle des enseignants d’histoire-géographie, plus marquée que dans l’échantillon global, à la fois parce que c’est une identification disciplinaire, mais aussi parce que l’assassinat s’inscrivant en contexte d’exercice disciplinaire (l’éducation morale et civique étant essentiellement assurée par les historiens), ces collègues de Samuel Paty sentaient « qu’elles ou ils auraient pu être victimes du même engrenage infernal ». L’enquête révèle, toutes catégorisations confondues, un fort sentiment d’isolement.

Après l’assassinat de Samuel Paty, même si les auteurs restent prudents par souci méthodologique, les entretiens mettent en lumière « une fissure entre personnels éducatifs et élèves ». Apparue en janvier 2015 (Charlie), elle s’était résorbée en novembre de la même année. De manière homogène, les enseignants ont tenu en réagir d’abord en pédagogues (les personnels contractuels, plus précaires, se sont trouvés plus souvent démunis face à cette situation). Les réactions pédagogiques – c’est significatif – ont été presque toujours menées dans l’établissement, sans recours à des ressources extérieures, quand la réaction « officielle » s’était bornée à la minute de silence, ce qui a provoqué des frustrations chez les enseignants.

Césure entre les enseignants et « l’administration »
Cette césure entre les enseignants et « l’administration » (ministère, rectorat et échelons déconcentrés, parfois les directions d’établissement) et les enseignants se manifeste par le sentiment profond, chez ces derniers, d’une absence de soutien institutionnel et, partant, de sentiments pouvant aller de la peur à l’évitement des questions sensibles (IFOP décembre 2022-juin 2023). L’institution est vue, par les personnels, comme non « aidante ou soutenante en cas de difficultés », l’administration jugée au mieux absente, sinon maltraitante. Dans les réactions enregistrées, la référence au mot-clic #PasDeVagues est régulièrement revenue. Les extraits d’entretiens publiés montrent, dans leur diversité, comment les enseignants ont personnellement vécu cette période, à la fois dans leur ressenti et dans leur exercice professionnel, leurs relations avec les élèves.

La conclusion de l’ouvrage souligne l’écart entre la « zone d’hystérie » qui est celle des politiques et l’imperméabilité du monde éducatif à son égard. Mais chez les enseignants, l’ampleur du choc était perceptible deux ans et demi après la mort de Samuel Paty, confrontés à la nécessité éthique de « pédagogiser » des attentats qui visent leurs propres collègues et leurs pratiques professionnelles dans une institution perçue comme maltraitante. On peut s’interroger sur l’absence de réponses institutionnelles aujourd’hui à cette profonde inquiétude.
Luc Bentz
Article paru dans L’ours 540, mars-avril 2025.
1. Les droits d’auteur seront reversés au prix Samuel-Paty organisé par l’APHG.
2. Cf. I. Ferhat (dir.), Les foulards de la discorde : Retours sur l’affaire de Creil, 1989, L’aube-FJJ, 2019.

RELATED ARTICLES

Most Popular

Recent Comments