Les théories décoloniales apparues en Amérique latine ont rencontré une large audience aux États-Unis, puis en Europe dans le monde universitaire et à l’extrême gauche ; elles sont en vogue dans notre pays. (a/s de Pierre Gaussens (dir.), Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, L’Échappée, 2024, 254p, 19€)
Le décolonialisme repose sur trois grandes idées. Tout d’abord, la domination de l’Europe sur les pays du Sud global se serait exercée depuis la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492. Ensuite, le capitalisme et la modernité seraient fondamentalement entachés par un racisme d’essence coloniale. Enfin, la fin des colonies au début des années 1960 n’a pas mis un terme au colonialisme dont les effets se feraient encore sentir aujourd’hui. Pour les penseurs décoloniaux, la rationalité est une notion fondamentalement européenne, au service d’un pouvoir qui cherche à maintenir les « non-blancs » dans une position dominée et subalterne. À rebours, le décolonialisme prône un retour aux formes de savoir et aux conceptions des peuples indigènes
Une vision de l’histoire simpliste
Ce livre montre le caractère simpliste et réducteur de la vision de l’histoire portée par le décolonialisme et de son analyse des rapports de pouvoir. Sa conception essentialiste le conduit à considérer l’Europe – ou l’Occident – comme une entité monolithique, présentée comme la source de tous les maux. À l’opposé, l’Amérique latine est vue par Alberto Quijano, l’un de ses chefs de file, comme « la première identité géoculturelle moderne et mondiale ». À l’instar de ses collègues décoloniaux, il soutient également que la race constitue « la catégorie de base » sur laquelle se sont construites les formes sociales et les identités à partir de la conquête coloniale. Cette focalisation sur les questions d’identité ethnoraciale relègue à l’arrière-plan l’opposition entre les classes sociales, entre les riches et pauvres, qui a toujours existé et qui existe encore en Amérique latine, en Europe et dans le reste du monde.
Le décolonialisme met en avant le rôle de la pensée rationaliste, née en Europe avec Descartes au XVIIe siècle. En revanche, ses affirmations ne reposent le plus souvent sur aucun examen des différentes situations historiques. Telle est peut-être la raison pour laquelle cette Critique de la raison décoloniale est traitée principalement dans un esprit philosophique où l’histoire n’occupe qu’une place secondaire. Cependant, certains passages – et notamment certaines notes qui auraient pu être incorporées au texte – apportent des précisions historiques importantes. Ainsi est-il rappelé qu’on ne peut comparer la puissance de l’armée catholiques conquérant Grenade avec 65 000 soldats (1482-1492) et la faiblesse – 400 hommes – de celle de Cortés s’emparant du Mexique. Dans le même ordre d’idées, Pizarro a conquis le Pérou avec 160 hommes. Par ailleurs, l’encomienda, institution selon laquelle un conquérant recevait de la Couronne espagnole le droit d’utiliser le travail d’un groupe d’indiens qu’il devait en échange évangéliser, entraîna effectivement de nombreux abus à Saint Domingue, au Mexique et au Pérou. Cependant, les conquistadores étaient bien conscients du fait que les méthodes d’évangélisation qu’ils avaient employées à l’égard des Maures en Andalousie ne pouvaient s’appliquer à l’identique à l’égard des Indiens en Amérique. Ces données historiques ne sont jamais prises en compte par la pensée décoloniale qui raisonne à partir d’un certain nombre d’idéaux-types et met sur le même plan des évènements complètement différents.
L’oubli de l’héritage anticolonial
Ce mépris pour l’histoire l’amène également à oublier, à moins qu’elle ne les ignore, les luttes anticoloniales menées par la gauche socialiste, puis communiste, en Europe depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. Cet héritage anticolonial n’est jamais évoqué par les défenseurs du décolonialisme, que ce soit en Amérique latine ou en Europe. Leur discours montre combien est schématique leur vision de l’Europe et des « Blancs », source de tous les maux depuis cinq grands siècles. Rappelons enfin que les défenseurs du décolonialisme collaborent depuis le début des années 2000 avec le régime de Chavez au Venezuela, puis de Nicola Maduro, son successeur, qui a annoncé en 2018 la création d’un Institut national pour la décolonisation.
Écrit par sept chercheurs originaires d’Amérique latine ou y travaillant, ce livre étudie principalement les fondements théoriques sur lesquels repose le décolonialisme. Il s’attache tout particulièrement à son utilisation du marxisme à partir d’une lecture réductrice et schématique. On n’y trouvera donc pas un examen des effets et de l’audience de la pensée décoloniale aux États-Unis et en Europe. D’une lecture parfois ardue, ce livre a le grand mérite faire un tableau détaillé des conceptions des penseurs de la pensée décoloniale et de ceux qui le défendent en Amérique latine.
Michel Dreyfus
Article paru dans L’ours 540, mars-avril 2025