Depuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon consacre l’essentiel de sa réflexion à l’avenir de la démocratie, de notre démocratie. On la dit en crise. En fait, pour lui, la crise porte sur notre modèle démocratique lié à la représentation. Au rapport représentés-représentants se substitue aujourd’hui, pour les citoyens, le rapport gouvernants-gouvernés. Pour permettre un nouvel âge de la démocratie, il faut donc poser la question du pouvoir exécutif et celle de son contrôle.
À la une : La démocratie de confiance, par ROBERT CHAPUIS
À propos du livre de Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015, 416p, 22,50€
Article paru dans L’OURS 454, janvier 2016, page 1.
Le régime présidentiel s’est imposé, bien au-delà de la France ou des États-Unis. Il modifie l’équilibre des pouvoirs. Le recours au suffrage universel, qui manifeste « le sacre du citoyen » (titre de son livre publié en 1992), fournit une légitimité réelle, mais les exemples de 1848 (qui aboutit à l’élection du futur Napoléon III) et de la République de Weimar (avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir) montrent qu’elle peut se retourner contre le peuple dit souverain. La solution n’est pas dans un surcroît de parlementarisme (cf. Le peuple introuvable publié en 1998). Il ne suffit pas non plus d’établir des « contre-pouvoirs » (cf. La contre-démocratie, publié en 2006). Nous sommes dans une société de défiance où le risque est grand de voir se creuser l’écart entre les citoyens et leurs représentants. Les campagnes électorales contribuent à donner le sentiment d’un jeu clanique, loin des réalités, hors de portée de ce que Rosanvallon appelle les invisibles (cf. Le Parlement des invisibles, publié en 2014). Dans ce contexte, le système présidentiel aboutit à valoriser la personne qui détiendra le pouvoir exécutif. La personnalisation est facilitée par les moyens modernes de communication qui font appel à l’image et à l’imagination plutôt qu’à la raison. Paradoxalement, les citoyens peuvent plus facilement se reconnaître dans cette personne que dans des « représentants », qui leur semblent voués à les trahir, quand ils ne se perdent pas dans la corruption.
Comment, dans ces conditions, bâtir « la société des égaux » (titre d’un livre publié en 2011) ? Il est urgent de réfléchir aux nouveaux outils d’une démocratie où la confiance puisse renaître, avec un réel pouvoir des citoyens, dans leur diversité. Celui-ci a besoin de permanence, il ne peut se limiter aux périodes électorales.
Le deuxième âge de la démocratie
L’auteur entend ainsi conclure un cycle de réflexion en s’efforçant de re-conceptualiser la démocratie à une époque où la vie politique se construit autour du pouvoir exécutif et dans le rapport gouvernants-gouvernés. Sur quels critères peut-on fonder un « bon gouvernement » ?
Avec les ressources de l’historien et du militant, Pierre Rosanvallon construit sa réponse en deux temps. Il montre d’abord les leçons de l’histoire : au culte de la loi se substitue à diverses périodes le culte du chef. Les guerres ont favorisé bien entendu ce dernier. La IVe République a voulu restaurer la force de la loi : elle s’est perdue dans le jeu des partis devenu illisible et inopérant. Avec la Ve République, née dans des circonstances exceptionnelles, s’est imposée une constitution, peu à peu amendée, mais conservée pour l’essentiel, qui donne le pouvoir à une personne choisie, au-delà des partis, par le suffrage universel. C’est une tendance qu’on peut observer sur tous les continents. On peut, parallèlement, augmenter et faciliter le contrôle parlementaire, on ne crée pas pour autant une meilleure démocratie au quotidien.
Dans un second temps, Pierre Rosanvallon s’emploie à définir les termes d’une « démocratie d’appropriation », celle qui permet aux citoyens de se reconnaître à travers la politique gouvernementale. Elle exige une suffisante lisibilité pour permettre la compréhension des choix et des décisions. Il y faut aussi la responsabilité, donc « accepter de se soumettre aux procédures qui donnent consistance aux diverses formes de contrôle », avec le risque de sanctions qu’elles comportent. Enfin, troisième condition : la réactivité, c’est-à -dire la capacité d’être constamment à l’écoute, ce qui suppose liberté d’expression, organisation du débat public, circulation de l’information, etc.
Retrouver la confiance
Les partis ont désormais essentiellement un rôle de sélection électorale. Il est important, mais « c’est d’abord une relation brisée entre les gouvernants et la société qu’il s’agit de reconstruire ». Cette « démocratie de confiance » suppose un bon gouvernement, mais aussi de bons gouvernants. Deux exigences les caractérisent : d’abord parler vrai, avec sincérité, mais aussi respect de la réalité sociale, ensuite l’intégrité. On est passé d’une politique des programmes à une politique des personnes. Le risque est de se borner à une dénonciation permanente. Il faut alors une parfaite transparence, comme la pratique la Haute Autorité qui veille sur l’évolution du patrimoine des élus et des serviteurs de l’État.
En conclusion, Pierre Rosanvallon propose quelques pistes plus institutionnelles pour recréer la confiance et permettre de gouverner en démocratie. Elles s’inspirent de l’esprit autogestionnaire qui continue d’inspirer l’ancien conseiller de la CFDT. Elles reposent sur une « démocratie d’exercice » pour ceux qui gouvernent comme pour ceux qui sont gouvernés, en évitant le danger « populiste ». En prenant pour titre Le bon gouvernement, l’auteur fait évidemment référence à la fresque de Lorenzetti au Palais de Sienne. Le peintre opposait le bon au mauvais gouvernement. Il s’agissait en fait, comme l’a bien montré Patrick Boucheron, de « conjurer la peur » à un moment où vacillait la République. Nous sommes aujourd’hui devant la même exigence : le combat démocratique doit être relancé, au-delà des discours, par la pratique citoyenne. Il importe que l’action gouvernementale la respecte, mais lui donne aussi les moyens de s’exercer.
Pierre Rosanvallon invite son lecteur à user de nouveaux concepts pour redonner vigueur à notre démocratie. Cet effort vaut la peine, s’il permet de réveiller la conscience politique de nos concitoyens. On peut même penser qu’il est devenu urgent…
Robert Chapuis