Le jeudi 13 février 1936, la voiture à bord de laquelle ont pris place Léon Blum, Georges Monnet et sa femme, traverse le boulevard Saint-Germain au moment où passe le cortège qui suit la dépouille de l’écrivain nationaliste Jacques Bainville. Reconnu par des militants d’extrême droite, Blum est éjecté de la voiture, agressé et frappé. Secouru par des ouvriers arrivés d’un chantier voisin, il trouve refuge dans une cour d’immeuble et échappe de peu au lynchage. Le dimanche 16 février, une manifestation unitaire de protestation est organisée par les membres du Rassemblement populaire. Le récit de cette agression, et des photographies, sont publiés dans Le Populaire, le quotidien socialiste (consultable sur Gallica). Pour cette occasion, Vendredi, « l’hebdomadaire fondé par des écrivains et des journalistes et dirigé par eux », lancé quelques semaines plus tôt pour soutenir le Rassemblement populaire, publie un numéro spécial gratuit. À sa une, sous le titre « Les écrivains contre la violence », l’écrivain Jean Guéhenno rend « Hommage à Léon Blum ».
« Si je cédais à la révolte qu’a suscitée en nous l’attentat contre Léon Blum, je n’emploierais ces lignes qu’à dénoncer l’abjection de ces hommes qui, faisant profession de nationalisme intégral et déclarant que tout ce qui est national est leur, feraient croire par tous leurs écrits et par tous leurs actes, que la calomnie, la violence et le crime sont le génie même de la France.
J’ai sous les yeux le dernier article de M. Maurras. Comment dire le dégoût qu’il soulève ?
M. Maurras a sur sa table, le couteau de Charlotte Corday, le couteau qui tua Marat, l’Ami du Peule. Il s’en vante. Les jours de sécheresse et d’atonie, quand l’inspiration lui manque, quand les sophismes et les ordures ne viennent plus assez vite au bout de sa plume remplir le trois colonnes que chaque jour il doit faire sous lui, c’est ce couteau qu’il contemple. Ce couteau, c’est sa muse à lui. C’est l’égérie de ce Numa sourd. Il a avec lui d’ineffables colloques. En passant son pouce sur la lame, il sent en lui se réveiller la haine, l’enthousiasme grandir. Cette lame bien aiguisée lui est garante qu’il va encore une fois sauver l’avenir de l’intelligence. Alors, il ne se contient plus : de l’ennemi public numéro 1, de Jaurès jadis, d’Herriot, de Léon Blum, de Daladier aujourd’hui, il déclare que les tuer est un devoir ; à tous ses adversaires il promet douze balles dans la peau.
Après l’appel au meurtre, l’appel à la monnaie ! Allons, mes enfants ! À vos poches ! Encore cent sous ! Encore vingt sous ! Encore dix sous ! Allons, ma petite dame, rien qu’une piécette ! Un peu de charité ! Et vous verrez quel joli tour ! Nous n’avons encore jamais calomnié comme cela ! Ah ! ça c’est bien, Madame la Baronne ! Merci ! Pour le roi et pour la France ! Donc, avant-hier, quand on a perquisitionné – M. Maurras s’en vante encore – sur sa table de nuit, où, dit-il, « il a coutume de poser la monnaie de métal qui lui est confiée » (un peu partout où il va). – Allons, Mesdames, Messieurs, une petite piécette, encore ! – sur la table de nuit de M. Maurras il y avait « un petit tas de piécettes » et un bout de papier portant ces quelques mots, non signés : Argent recueilli cet après-midi par la vente des morceaux de la glace de la voiture au baron Blum. La bassesse a sa grandeur et son mystère. À cette heure, peut-être, M. Charles Maurras, enfermé en lui-même, écoute sa muse. Il va de la table au couteau à la table aux piécettes. Le génie lui vient. D’un seul jet il va écrire ses trois colonnes. Ses prochaines insultes, ses prochains appels au meurtre lui sont payés d’avance.
Mais laissons les ignobles à leurs ignominies !
Vous même, Léon Blum, nous donnez l’exemple de la sérénité, vous qui êtes allé jusqu’à refuser de porter plainte contre les assassins, et cette manifestation d’aujourd’hui, comme celle du 14 juillet, doit faire la preuve que nous avons assez pour vaincre tant d’abjection et de sottise intéressée, de notre raison et de notre volonté.
Nous a-t-on assez dit que vous étiez un grand bourgeois, un aristocrate ! Mais ce sont les mêmes qui, avant-hier, ont organisé cet attentat. Pour nous signifier mieux que vous êtes des nôtres, ils n’ont pas craint de verser votre sang. Ils se disent des hommes d’ordre, et ils provoquent tous les désordres. La violence est tout ce qui leur reste. Depuis six jours, les poings sans doute les démangeaient. N’avaient-ils pas un anniversaire à célébrer : 6 février 1934-12 février 1936. Ils auront été de six jours en retard. Mais ils doivent être contents à présent. Ces hommes haïssent en vous ce qu’ils haïssaient en Jaurès : la raison même. Ils haïssent ce qui vous rend à nos yeux particulièrement estimable, le respect que vous avez du peuple. Je vous ai quelques-fois entendu dans des meetings et je puis bien vous dire, aujourd’hui que vous souffrez pour nous, ce qui fait que nous vous écoutons avec plus d’émotion qu’aucun autre ; c’est que vous ne vous adressez jamais qu’à notre raison. Toujours, vous commencez de la même voix un peu sourde et qui semble exiger de l’attention. En vain vous crions-nous : « Plus haut, plus haut ! » Jamais nous n’obtiendrons de vous un éclat de voix. Alors nous écoutons, le silence s’établit en même temps que votre parole se fait plus nette et plus claire, et, dans ce silence, d’un ton qui signifie votre, notre invincible volonté, vous définissez seulement, sans grandiloquence aucune, cette justice que nous portons en nous, et vous posez les conditions de sa victoire.
Si la haine de ces hommes vous a choisi, c’est que vous portez nos certitudes, c’est qu’on voit s’allier en vous une admirable culture et un sentiment tout populaire de la justice, c’est qu’il apparaît clairement en vous que la révolution n’est que l’accomplissement de la raison et la dernière exigence de la sagesse.
J’admire, quant à moi, que l’objet de votre étude, avant d’être celle de Marx ou d’Engels, ait été celle de Stendhal et de Goethe, de Stendhal qui recommandait de ne pas passer sa vie à haïr et à avoir peur, de Goethe qui voulait toujours plus de lumière. Vous êtes dans notre camp, parce qu’il est celui où il y a le plus de lucidité et de courage. Ce sont là les vertus qui vous plaisent. Qu’un homme de votre sorte soit avec nous est le signe même de la grandeur de notre cause. Un tel fait nous est la preuve que l’instinct des simples que nous sommes est d’accord avec la pensée des sages et que l’avenir des plus hautes valeurs de l’humanité est entre nos mains. »
Jean Guéhenno
En encadré dans cette article, une citation de Jean Jaurès : « Nous n’avons, nous, besoin pour vaincre, d’aucun des procédés médiocres auxquels recourent les partis du passé. Toujours la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Toujours l’appel à la raison. »
Sur cet attentat, ce lynchage, lire aussi la note de Frédéric Monier, La haine et la ferveur. Léon Blum agressé – 13 février 1936 (Fondation Jean-Jaurès)