L’ouvrage de Pascal Ory, La Belle illusion, qui porte sur les liens entre culture et politique au temps du Front populaire, éclaire d’un jour nouveau l’étude des politiques culturelles actuellement en plein essor. Issue d’une thèse soutenue à Paris-X Nanterre en 1990, cette volumineuse et remarquable étude enseigne que ces temps de crise économique et de rassemblement politique à gauche furent aussi marqués du sceau de la démocratisation culturelle et de la ferme volonté de mettre en place un réseau institutionnel propre à promouvoir l’idéal culturel du Front populaire.
À propos de la réédition de la somme de Pascal Ory, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, CNRS éditions, Biblis, 2016, 1033p, 17€
Article paru dans L’OURS n°250, mai 1994, p. 10-11
Les initiatives sur le terrain
Après avoir mis en place la toile de fond qui voit se mêler d’un côté crise économique et crise des valeurs, de l’autre profusion d’idées sur la culture, Pascal Ory dresse un tableau minutieux et complet des conditions dans lesquelles une politique culturelle a été rendue possible : « la politique culturelle ne se limite pas aux seules initiatives du pouvoir d’état, mais englobe la totalité des actions, seulement projetées ou réalisées dans la pratique, de toutes les communautés associées au mouvement pris en considération : associations culturelles, sans doute, mais aussi politiques ou syndicales ». L’auteur insiste sur le rôle de moteur du Rassemblement populaire qu’a eu le Comité de Vigilance des intellectuels anti-fascistes né en 1934, mais encore très actif après 1936. Politiquement, bien que les problèmes culturels soient envisagés par l’ensemble des partis de gauche, ce sont les communistes qui tiennent le haut du pavé, forts de l’exemple offert par l’Union soviétique. Le changement de stratégie politique du parti qui opte, en 1934, pour «la main tendue» l’entraîne à développer l’idée d’une culture unitaire et patrimoniale et lui permet de voir fleurir, sur ses marges, tout un tissu associatif vers lequel affluent de nombreux adhérents. Ainsi, l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), née en mars 1932 sous les auspices de Paul Vaillant-Couturier, après avoir fait son autocritique en 1934, prône le rassemblement et favorise la formule des Maisons de la culture qui se veulent être les «centre(s) réel(s) de la vie intellectuelle du pays». Les communistes ne sont toutefois pas les seuls à assurer la vitalité de ce réseau. Outre les groupements syndicaux et des organismes déjà puissants telle la Ligue de l’Enseignement, l’auteur nous fait découvrir des associations plus spécialisées comme la Maison de l’Enfance de Mary Lahy-Holle-becque ou les associations de défense d’une radiodiffusion de gauche. Il insiste également sur des groupements typiquement Front populaire, les petits Groupes Savoir ou Mai 36, « mouvement populaire d’art et de culture », né lors des journées de grèves de juin de l’enthousiasme de quelques militants SFIO, qui fut transformé en novembre 1937 (défiance ou récupération politique?) en organe officiel du parti.
Plus globalement, ce réseau associatif examiné à la loupe par l’auteur sert, soit de promoteur d’idées au régime, soit de relais à la politique du Front populaire, soit encore de contre-pouvoir redoutablement efficace pour balayer les initiatives gouvernementales.
Une volonté politique
L’historien montre ensuite, qu’au plus haut sommet de l’Etat ou dans les sphères plus anonymes de l’administration, et bien que les programmes officiels n’en fassent guère état, les responsables oeuvrent pour que le plus grand nombre puisse accéder à une culture jusque-là réservée à une élite. Ainsi Léon Blum n’ignore pas les problèmes culturels comme en témoigne la réorganisation de la structure gouvernementale en matière de loisirs qu’il a initiée ; Jean Zay, député radical-socialiste devenu ministre de l’Education nationale, s’entoure d’hommes de valeur, Jean Cassou, critique et romancier recruté par la voie radicale-socialiste, qui souligne dans ses Mémoires que «le ministère de la rue de Grenelle allait vite devenir un centre de vie, d’amitié, d’activité», ou Paul Grunebaum-Ballin spécialiste des questions juridiques. Mais l’on pourrait citer des dizaines d’autres personnalités dont l’auteur esquisse les portraits, hommes jeunes et dynamiques, femmes parfois, quasiment tous radicaux-socialistes, communistes ou socialistes, suggérant que des cabinets ministériels en passant par les administrations centrales ou les commissions du Parlement, la volonté d’innover est bien réelle.
Puis Pascal Ory distingue trois domaines d’application de la politique culturelle du Front populaire : la création qui comprend le livre, les arts plastiques, la musique, le théâtre, le cinéma et la création scientifique, la médiation avec l’information et l’école, le loisir enfin englobant les sports, les loisirs et la fête. L’analyse des rubriques signale l’extension élargie que le Front populaire donne au terme de culture, ne se limitant pas seulement aux Belles Lettres et aux Beaux-Arts mais considérant que tout ce qui relève d’une culture spécifiquement populaire, le chant, le folklore, les loisirs, doit être valorisé. Il ne s’agit pas ici d’énumérer les projets, les avancées, les échecs, et ils sont nombreux, que connaît chacun des domaines passés au crible mais de constater que, dans l’ensemble, règne le souci partagé de populariser et d’organiser. La volonté de créer des institutions et de rationaliser est repérable dans les projets de Jean Zay, pourtant malheureux dans les deux cas, de fonder une «école unique» ou d’établir un statut du cinéma qui verrait le contrôle des recettes, la réorganisation de la profession et la reconnaissance du droit des auteurs. Mais que l’on songe aussi à l’idée, avortée, de moraliser la presse, ou aux intentions, abouties celles-là , de réunir les théâtres lyriques nationaux ou de créer un Conseil national de la recherche scientifique et l’on aura une idée de l’ampleur des réformes envisagées.
L’esprit Front populaire
Populariser est aussi le credo des dirigeants. Dans le domaine du théâtre, on favorise une politique de bas prix et on privilégie les grands spectacles aux sujets historiques sûrs d’attirer les foules. Si une véritable aide à la lecture publique ne voit pas à proprement parler le jour, les premiers bibliobus circulent en France. Parallèlement, sous l’impulsion de Léo Lagrange, sous-secrétaire d’État aux sports et à l’organisation des loisirs, le ski populaire est encouragé et, avec l’aide de Pierre Cot, ministre de l’Air, une politique de l’aviation populaire est ébauchée sans que les résultats soient probants. Il y a surtout, et c’est en partie les traces que le Front populaire a laissées dans les imaginations – preuve qu’il ne s’agit pas uniquement d’un mythe -, un tourisme populaire qui prend corps à la suite de l’instauration des congés payés. C’est le moment euphorique des «billets» et des «trains Lagrange», des colonies de vacances de Faucons rouges socialistes ou de Pionniers communistes, l’heure de gloire des Eclaireurs de France laïques et des Auberges de jeunesse qui, nées avant le Front populaire, sont vivement soutenues par le sous-secrétaire d’Etat.
Il semble donc qu’il existe un état d’esprit Front populaire comme invite à le penser Pascal Ory qui évoque, malgré quelques signes d’essoufflement particulièrement visibles dans le domaine associatif, sa pérennité jusqu’en 1939. Mais l’auteur conclut, qu’au-delà de l’onde de choc qu’a pu produire la politique culturelle du Front Populaire durant la période jusque dans les rangs de la droite et de l’extrême-droite, son influence peut aussi se mesurer à sa postérité. Indéniablement, on décèle une certaine continuité dans l’intérêt manifesté par Vichy pour le folklore, la nature ou la jeunesse ainsi que dans la volonté d’organiser les professions ayant trait à la culture. Mais cet esprit Front populaire se retrouve également dans les rangs de la Résistance et à la Libération, chez les promoteurs de l’éducation populaire ou de la décentralisation théâtrale, même si nombre d’entre eux ont connu des itinéraires davantage liés aux organisations catholiques quelque peu laissées de côté par les dirigeants. Postérité qui ne peut toutefois faire oublier le caractère spécifique de cette politique culturelle : un esprit de réformes qui laisse une totale liberté d’action à ceux chargés de les mettre en oeuvre, une façon de procéder par décret, règlement et circulaire qui permet au pouvoir exécutif d’affiner ses décisions, une conception élargie de la culture et de l’intervention des pouvoirs publics, une volonté d’intégrer les acteurs à la vie culturelle dans le processus réformateur, un vif désir d’organiser des secteurs entiers jusque là livrés aux seuls décideurs privés.
Quelques déboires
Que cette politique qui misait sur la nouveauté connût quelques déboires, nul ne doit s’en étonner, signale l’auteur. Les coupes budgétaires qui marquent la fin du gouvernement Blum et plus encore le gouvernement Chautemps ont raison des meilleurs projets. Le temps manque face à la méfiance du Parlement et notamment du Sénat, face aussi à la défiance des politiques et des professionnels comme fait cruellement défaut la durée pour que s’implantent des réseaux à l’instar de celui des Maisons de la culture.
On ne peut non plus passer sous silence les contradictions auxquelles est soumise une politique Front populaire volontiers unanimiste mais qui exclut les catholiques et ignore une certaine conception prolétarienne de la culture. ContradiÂction également entre, d’une part, la recherche d’une culture marquée par l’innovation – il est notable qu’on aida la création -, et, d’autre part, l’idée d’un accès à tous de la culture dans des formes plus classiques et plus raisonnables.
Enfin Pascal Ory indique bien qu’une telle politique qui a avant tout le souci d’allier démocratisation et réformes ne peut en aucun cas être mise sur un pied d’égalité avec les pratiques des États totalitaires qui usent de l’enrégimentement des masses pour construire une culture nationale unique.
Au total, ce livre touffu, parfois jusqu’à l’extrême, témoignant d’un souci méticuleux de la documentation, soulève de vastes questions sur les liens entre culture et politique. Il suggère combien les conservatismes et les corporatismes sont parfois lourds à lever mais il rend aussi ses lettres de noblesse aux hommes politiques de conviction qui n’hésitent pas à aller jusqu’au bout d’ambitieux projets. L’ouvrage est donc à méditer en ces temps de remise en question de « l’état culturel ».
Pascale Goetschel