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Rousset, Margolin en toute vérité, par Jean-Louis Panné

ROUSSET_LOURS_459siteMargolin_LOURS_459siteVoici deux livres qui paraissent simultanément comme en écho à la rencontre de leurs deux auteurs à l’occasion du retentissant procès qu’intenta David Rousset contre Les Lettres françaises, hebdomadaire communiste dans lequel Pierre Daix (1922-2014) l’avait accusé d’avoir inventé les camps de concentrations soviétiques.

A propos des livres de David Rousset, La Fraternité de nos ruines. Écrits sur la violence concentrationnaire (1945-1970), édition établie et présentée par Grégory Cingal, Fayard, 2016, 394p, 22€ et Julius Margolin, Le Procès Eichmann et autres essais, édition, présentation et traduction par Luba Jurgenson, Le Bruit du temps, 2016, 360p, 25€

Article paru dans L’OURS 459, juin 2016, page 8

C’est le 9 décembre 1950 que Julius Margolin, qui vient de publier son témoignage sur les camps soviéti­ques1, y dépose. Après le Procès Kravchenko (janvier-mars 1949), c’est le second moment où les communistes français tentent d’imposer publiquement la négation de l’existence, ô combien réelle, des camps. Face à eux, David Rousset, donc. Un ancien militant trotskiste qui l’était encore lorsqu’il fut arrêté le 12 octobre 1943 par la Gestapo dans le cadre d’un travail d’incitation à la désertion de soldats allemands.

Témoigner et dénoncer les camps
Pour les survivants des camps nazis comme pour ceux des camps soviétiques, la sortie du camp n’est pas la fin de la condition de déporté : le camp ne « lâche » personne, il demeure présent à jamais dans l’existence de ceux qui l’ont connu (« Nous vivons toujours dans la mort », dit Rousset), provoquant un incessant retour du passé dans le présent, captant le présent dans le passé : c’est ce qu’on peut comprendre à la lecture des livres de Jorge Semprún ou de Jacques Rossi2.

David Rousset, attentif aux nombreux témoignages sur les camps soviétiques qui circulent après guerre, s’interroge sur l’attitude qu’il doit adopter en tant qu’ancien déporté face au phénomène concentrationnaire soviétique. Il a publié deux ouvrages marquants : L’Univers concentrationnaire (1946), Les Jours de notre mort (1947), celui-ci ayant impressionné Hannah Arendt. Convaincu de la centralité des camps dans le système totalitaire et s’appuyant sur sa propre expérience « décisive » de déporté « de base » (comme il se définit lui-même), et fort de ses analyses de la société concentrationnaire, Rousset décide donc pour d’évidentes raisons éthiques de soulever la question des camps en URSS. « L’exigence morale » échue aux déportés leur enjoint de rompre le silence même au prix de la remise en cause du prestige de l’URSS, victorieuse du nazisme. Le recueil constitué par Grégory Cingal permet de comprendre le cheminement réflexif qu’a suivi Rousset jusqu’à son magnifique appel du 12 novem­bre 1949 (l’un des documents les plus forts du triste XXe siècle), demandant à ses compagnons de bagne de constituer une commission d’enquête sur les camps soviétiques. L’ensemble constitue, depuis « Nous avons été des esclaves » (conférence de 1947), « Ce qui demeure de l’homme » (1947) jusqu’à ses déclarations devant le tribunal, ainsi que ses lettres inédites, les linéaments d’une réflexion, toujours vivante : « Là où existent des camps de concentration ne peut pas exister le moindre avenir pour l’homme. » L’envers de cet humanisme, ce sont les calomnies répandues sur lui, notamment par le colonel Manhès, responsable de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP), qui porte contre lui des accusations ignobles. Calomnie et mensonge les vieux procédés dont usent les communistes, Julius Margolin a dû y faire face lui aussi.

Son « Rapport parisien », récit de son interven­tion au procès, prolonge le recueil des documents tirés des archives de David Rousset. Tous les textes, proclamations et articles recueillis ici constituent le verbatim d’un combat inégal contre le refus tant en France qu’en Israël de prendre en considération l’existence des camps. Margolin est obsédé par le souvenir du docteur Berger, sioniste lituanien, qui lui a sauvé la vie et qui disparaîtra au Goulag. Cette figure s’oppose naturellement à celles des avocats des Lettres françaises, les seuls « salauds » qu’il ait rencontrés et qui trouveront des successeurs dans les années 1970 et 1980 lorsque la question du Goulag fut remise en évidence par Soljénitsyne. Margolin, comme Rousset, lie le sort des esclaves de l’État soviétique à celui de la démocratie, s’inquiétant de la contagion qui se répand à partir d’un système possédant une puissance certaine. « Malheur à une société qui n’est plus capable de réagir avec force et à voix haute contre une injustice flagrante, de lutter contre le mal. Une telle société est un cadavre moral et là où l’on observe les premiers signes d’une telle décomposition, la décadence politique ne se fait pas non plus attendre », écrit-il. Car, pour lui aussi, camps nazis et camps soviétiques occupent le cœur des systèmes totalitaires et font l’objet de politiques du secret comparables. « La force qui utilise ces camps détruira la liberté dans le monde entier », se risque-t-il à affirmer, à une époque où cela paraissait possible – le communisme étant en expansion continue en Europe et en Asie depuis la fin de la guerre.

Margolin face à Eichmann
Julius Margolin n’est pas seulement un adversaire acharné du communisme, il est aussi l’héritier de l’histoire tragique de sa famille polonaise exterminée par les nazis et il n’y a nulle surprise à le voir suivre passionnément le procès d’Adolf Eichmann qui se déroule à Jérusalem à partir d’avril 1961. Les chroniques qu’il écrit pour le journal russe Novoïé Rousskoïé Slovo (La Nouvelle Parole russe) de New York nous offrent une lecture originale du personnage d’Eichmann, en s’intéressant à son comportement, lui qui a joué un rôle déterminant dans la destruction des Juifs d’Europe et qui plaide « Unschuldig » (non-coupable). Nous disposons d’un portrait de ce petit homme fourbe, fuyant, à la mémoire variable selon ses intérêts, un insignifiant bureaucrate qui s’est consacré tout entier à la réalisation de la Solution finale – analyse d’un « idéaliste » fanatique que l’on peut comparer à celui qu’en a dressé Hannah Arendt. Chaque page de Margolin suscite la réflexion notamment celles qu’il consacre à la notion de génocide. Ses réactions qu’il livre sans détours face à cet individu dépourvu de la moindre morale humaine sont riches d’intuitions : il s’inter­roge, par exemple, sur l’absence de connaissances approfondies sur le massacre des Juifs russes, relevant au passage les critiques formulées par les Soviétiques contre la tenue du procès, lesquels n’ont livré aucun document permettant d’étayer l’accusation. Cependant, Margolin n’a aucun doute : le procès servira à élucider la vérité malgré l’attitude d’Eichmann qui, usant toujours d’une défense fondée sur la négation biaisée, est en réalité un nazi non repenti. C’est un « petit-bourgeois enragé, un “Kleinburger” qui a pénétré dans le sanctuaire de la bureaucratie totalitaire » qui s’est consacré tout entier à faire fonctionner l’appareil, condition de la réalisation du génocide.

La vérité : cette question lie au plus profond David Rousset et Julius Margolin car, en définitive, tous deux se sont battus magnifiquement contre le mensonge totalitaire, brun ou rouge, et les négationnismes qui en sont issus.

Jean-Louis Panné

(1) Livre paru sous le titre La Condition inhumaine (Calmann-Lévy, 1949) a été republié dans sa version intégrale sous son titre original : Voyage au pays des Ze-kas, aux Éditions du Bruit du temps, 2010 (L’OURS 408).
(2) Jorge Semprún, Le Fer rouge de la mémoire, Gallimard, collection « Quarto », 2012. Jacques Rossi, Quelle était belle cette utopie !, Éditions interférences, 2016.

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