Ce tome, qui couvre la période 1902-1904, nous permet de découvrir un des épisodes les plus passionnants de la carrière de Jaurès. Étonnant paradoxe : la République est maintenant solidement implantée, le Bloc des Gauches élargit et approfondit le champ d’action de la majorité de Défense républicaine, Jaurès voit son influence s’étendre – il est même élu vice-président de la Chambre – et c’est le moment où il évoque une « crise du socialisme ». C’est qu’avec le succès de la gauche le socialisme français est confronté à un dilemme lancinant qui scandera son histoire : comment faire partie d’une majorité gouvernementale sans perdre son âme et son essence même ?À propos des Œuvres de Jean Jaurès. T. 9 : Bloc des Gauches 1902-1904, Edition établie par Gilles Candar, Vincent Duclert et Remi Fabre, Fayard, 2016, 547p, 34€
Article paru dans L’OURS 465, février 2017, page 5.
Et c’est sur deux fronts qu’il doit guerroyer. Sur sa gauche, d’abord et surtout. Il parle haut et clair : un appel actuel à la force prolétarienne pour faire la révolution relèverait d’une « prodigieuse mystification » et d’une conception rigoureusement obsolète. Jaurès perçoit bien ce décalage, qui se prolongera si longtemps dans le mouvement socialiste, entre des formules de violence révolutionnaire « léguées par le passé » et une méthode d’évolution, dans le cadre de la légalité « imposée par le présent ». Jaurès reprend contre Guesde l’argumentaire développé un peu plus tôt dans le fameux discours des « deux méthodes », et ne retient guère ses coups. En fait, les guesdistes jouent la politique du pire, en misant sur l’usure des radicaux, qui laisserait face à face la droite la plus réactionnaire et les socialistes, dont la victoire deviendrait dès lors inévitable. Jaurès se plait à rappeler les prises de position de Jules Guesde hostiles à l’assistance médicale, aux assurances obligatoires, aux retraites ouvrières, de même qu’aux coopératives et aux nationalisations. Alors que chacune de ces avancées au contraire participe de cet évolutionnisme révolutionnaire, le socialisme émergeant progressivement et insensiblement de réactions en chaîne, puisque chaque conquête porte en germe l’étape suivante.
Mais Jaurès n’oublie pas le second front. Il attaque aussi l’ambigüité du réformisme, et se démarque par exemple de Millerand, qu’il a toutefois soutenu dans sa décision de participation. C’est que la réforme « peut être ou conservatrice ou révolutionnaire ». Elle peut se contenter de consolider la société présente, en l’aménageant au mieux, ou préparer « un ordre nouveau ». Et ce n’est pas pour lui une clause de style. Il est essentiel de ne jamais perdre de vue l’idéal socialiste, de ne jamais oublier que les réformes acquises sont des jalons et non des buts. C’est avec soin qu’il se démarque de toute attitude dite « combiste ». Aussi capitale que soit la lutte laïque, elle ne saurait constituer un alibi qui permettrait d’évacuer les revendications sociales. Jaurès est fier de pouvoir montrer que les socialistes sont capables de mener de front les luttes sociales, le combat pour l’impôt sur le revenu et la défense de la laïcité.
Penser l’État
En fait, l’originalité de la démarche jaurésienne tient beaucoup à sa conception de l’État, qu’il développera plus en détail dans L’Armée nouvelle. Au lieu d’en rester à la dénonciation d’un État bourgeois qui ne serait rien d’autre que l’instrument institutionnel de l’ennemi de classe, Jaurès voit plutôt dans l’État un ensemble pénétré par les différentes classes en présence, et dont la surface d’occupation augmente en fonction de la puissance des luttes. L’intervention de l’État reflète un rapport de force en constante évolution. Renforcer en permanence la force de pénétration du prolétariat dans l’État vaut mieux que s’en tenir à un rejet en bloc.
Au-delà des analyses doctrinales, on admirera, une fois de plus, l’alliance de la précision du parlementaire méticuleux – soucieux d’intervenir aussi bien sur le dégrèvement des droits sur le sucre, que sur la législation du travail – et de la puissance polémique du tribun, capable d’envelopper ses adversaires dans des charges somptueuses, comme il le fait dans la magistrale intervention d’avril 1903, qui restera comme un des monuments du dreyfusisme.
Penser le rassemblement de l’Europe
Ces années sont aussi celles qui vont voir les premiers déferlements de haine contre le « traître Jaurès ». À partir d’une vision hardie de la situation internationale, au moment où, face à l’alliance franco-russe, se forme la Triplice entre l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, Jaurès est le seul à souligner des aspects positifs dans ce rapprochement, perçu comme le germe d’un rassemblement plus large où pourraient se retrouver l’ensemble des puissances européennes. Évoquer si souvent la perspective d’une fédération européenne semblait un défi intolérable lancé à tous ceux qui gardaient une plaie au cœur de la perte de l’Alsace-Lorraine.
Et on remarquera le fréquent agacement du leader socialiste quand on le presse de décrire concrètement ce que sera la société socialiste. Pour lui, la création d’une telle société s’opérera dans le mouvement même de sa genèse : « L’avenir n’est pas dans les recettes de parti,… dans une mécanique qu’il suffirait de tourner. » Et il concluait : « L’avenir se fait peu à peu quand on a un point de vue et une méthode. » C’est l’élévation du point de vue, et la rigueur de la méthode qu’une fois de plus, il nous est possible de retrouver.
Claude Dupont
L’OURS Signale : À l’occasion de la parution du tome 9 des Œuvres de Jean Jaurès, « Bloc des gauches (1902-1904) », réunissant des textes des années 1902-1904, le Centre national du livre, la Fondation Jean-Jaurès et les Éditions Fayard se penchent sur l’histoire et l’actualité du clivage gauche-droite, lors d’une rencontre-débat animée par Alexis Lacroix, directeur délégué de la rédaction de L’Express.
Avec Gilles Candar, Vincent Duclert et Remi Fabre, Marion Fontaine et Henri Weber.
Ce débat se tiendra le 2 février, de 19 h à 21 h au Centre national du livre, Hôtel d’Avejan, 53 rue de Verneuil, 75 007 Paris.