Dans L’OURS 449 de juin 2015, comme tous les mois, nos chroniqueurs cinéma, bédé, théâtre, sons, font partager à nos lecteurs leurs coups de cœur, découvertes, plaisirs, et parfois leurs déceptions. Ils aiment et disent pourquoi, et n’aiment pas et ne se privent pas d’argumenter.
Cinéma : Caméra cachée à Téhéran, par Jean-Louis Coy (a/s de Taxi Téhéran, de Jafar Panahi, Iran, 2015, 1 h 22)
L’Ours d’or berlinois a été attribué cette année à un cinéaste iranien condamné à tourner en pleine clandestinité pour des raisons politiques aussi absurdes qu’inhumaines.Jafar Panahi nous rassemble, à la fois par son œuvre exigeante et sa volonté d’affronter le douloureux dilemme de l’image martyre ou mensonge.
Tous les films de ce réalisateur portent haut l’idée d’insoumission, Le Ballon blanc (1995), Sang et or (2003), Hors jeu (2006) et le célèbre Le Cercle (2000), autant de sujets virulents sans éluder la sagesse du témoignage, l’ironie jouant à cache-cache avec des censeurs dont l’ignorance soutient l’obscurantisme et qui, finalement, ne parviennent pas à entraver la diffusion de cette idée de révolte.
A-t-on le droit d’interdire la pensée, la prison guérit-elle l’imagination, la censure tue-t-elle la création artistique ? Certes, nous devons nous poser pareilles questions en des temps où l’intolérance se conforte au sein des fanatismes érigés en morale d’État, mais l’image n’est jamais aveugle, à la différence de ceux qui croient la regarder. C’est un des thèmes de Taxi-Téhéran, un film sans générique, ni démagogique ni complaisant, pourtant empli de cette force en mouvement que le cinéma sait nous transmettre.
Un chauffeur de taxi hors norme conduit son véhicule collectif dans Téhéran, c’est le metteur en scène lui-même sur son « plateau » improvisé et dirigeant sa caméra cachée entre les instruments du tableau de bord. Téhéran défile sous nos yeux, illustrée par des personnages jouant leur propre rôle, exemplaires d’une société où l’on bavarde, chaparde, fabule, d’une militante en faveur des prisonniers, un vendeur de vidéos, un opposant à la peine de mort, deux moitié-folles qui cherchent un paradis pour leurs poissons rouges, jusqu’à la nièce de Jafar Panahi, volubile et espiègle, consternée de ne pouvoir montrer son court métrage réalisé à son école de cinéma et insurgée contre cette censure inexplicable. Un monde de témoins se succède à l’intérieur du taxi que le chauffeur sait à peine utiliser.
Ceci est du cinéma
Le problème dépasse le simple propos, le sujet de ces images reste celui de la pellicule d’abord exposée dans le moyen-métrage précédent de Panahi Ceci n’est pas un film (2011), impressionnée dans son propre appartement et, à présent, exposée au-dehors, en plein jour, défiant les censeurs, destinée non pas à s’insurger mais à montrer que le plein air existe, en hors champ pourrait-on ajouter, puisque la voix et le son prédominent et remplacent la liberté.
Combien nous surprend en effet le comportement du cinéaste voué à un silence total, sous surveillance, muré dans une prison mentale après avoir été si violente en 2010, d’observer l’absence de colère, la patience à écouter les baillages de ses clients. Est-il à ce point conscient que seul l’esprit nous défend contre l’inintelligence ? Ou alors nous laisse-t-il deviner que l’image est la pire et la meilleure des choses, capable de mentir sur le spectacle qu’elle nous offre et, dans le même temps, de nous donner à réfléchir sur ce qu’elle suggère ?
Les censeurs ne comprennent-ils donc pas que les artistes mettent en valeur leur pays ? Que décidément Panahi et bien d’autres écrivains, musiciens aussi pourchassés que lui, ne se taisent pas ? L’ultime image de Taxi-Téhéran, clé jetée au-delà des mots ou frontières.
Jean-Louis Coy
L’actu des bulles : Bulles au carré, par Vincent Duclert (a/s de Abtey, Deschodt, Gaultier, Galopin, Arsène Lupin, les origines. t2, Le dernier des Romains, Rue de Sèvres, 56 p, 13,50€ et Marek,Kierzkowski, La suite de Skolem t1, Editions Pirate(s), 2015, 108 p, 14€)
Interne à la Croix des Wahls le jeune Arsène poursuit son éducation, surtout hors de sentiers battus avec ses amis inséparables, Arès del Sarto et Béranger de la Motte. Mais l’apparition de la blonde Athéna, sœur d’Arès, oppose ses deux prétendants, Arsène et Béranger, au cours de périlleux duels. Pendant ce temps, la confrérie des Lombards continue de s’infiltrer dans les souterrains de la société, pour mieux la corrompre et la posséder. Benoît Abtey et Pierre Deschodt pour le scénario, Christophe Gaultier pour le dessin, Marie Galopin pour la couleur poursuivent leur enquête sur les secrets de jeunesse du futur Lupin. C’est efficace, mais l’album manque de l’étincelle qui illumine les grandes fictions.
La suite de Skolem est assurément plus originale et d’un dessin plus enlevé, plus ambitieux. Dessiné par Marek, imaginé par Jean-François Kierzkowski, ce premier volet d’un diptyque noir et blanc qui met en scène un improbable trio à la poursuite d’une énigme scientifique étonnante, bien sûr liée à la suite mathématique du même nom. De mystérieuses apparitions entraînent le vieux savant Ratmir, son neveu Roldek et sa jeune compagne Gueorguina, « d’une grande beauté avec un regard perçant et un visage d’ange », dans les villes d’Europe centrale et orientale, à grands coups de chemin de fer et de courses effrénées. Le dessin est particulièrement alerte et porte le charme de cette histoire très attachante.
Vincent Duclert
L’OURS au théâtre : Antigone, version branchée, par André Robert (a/s d’Antigone, de Sophocle, mise en scène de Ivo Van Hove, avec Juliette Binoche… )
L’Antigone de Sophocle n’a cessé depuis son origine de susciter des interrogations sur son sens profond (entre la prédominance du personnage éponyme et celle de son bourreau Créon) et de générer des réécritures qui ont varié au gré des contextes historiques, comme le montre George Steiner dans un ouvrage au titre significatif, Les Antigones (Gallimard-Folio, 2004). Sans citer ici tous les auteurs qui se sont confrontés au mythe, on mentionnera, du XVIe siècle à aujourd’hui, Robert Garnier, Racine, Alfieri, Hegel, Hölderlin, Brecht, Anouilh, Cocteau. À s’en tenir aux mises en scène du texte originaire, elles aussi se sont différenciées selon les artistes impliqués et les conjonctures historiques et politiques : ainsi le Living Theatre en livrait en 1967 une version anarcho-pacifiste tournée vers la libération de la femme tandis que George Tzavellas tout en ayant introduit dans son film de 1961 une dimension épique forte, pleine de bruits et de fureur, conservait à Antigone incarnée par Irène Papas une identité restée très proche de la tradition.
Comprendre Antigone
Au terme d’une analyse serrée de ces multiples versions (y compris musicales et opératiques, moins connues), George Steiner interroge : « comment pouvons-nous lire et “vivre”Antigone aujourd’hui ? Quels types de compréhension sont possibles, compte tenu du poids de l’héritage herméneutique, compte tenu de la somme des commentaires et des interprétations poético-créatives existantes ? » De ces précautions interprétatives chargées d’histoire, le metteur en scène néerlandais Ivo van Hove, auquel Juliette Binoche se serait adressée – du haut de son statut de star internationale – pour mettre en œuvre ce spectacle, actuellement en tournée mondiale, et se voir confier le rôle titre, semble n’avoir cure. Quelle version d’Antigone nous donne-t-il à voir ? Certes, celle d’une représentation très professionnelle et léchée où s’expriment, sur fond de vidéo pour une fois non envahissante, dans des décors et costumes contemporains (ce qui est tout à fait recevable), par le truchement de micros très à la mode sur nos scènes, des actrices et acteurs de grande qualité et de grand renom (outre Juliette Binoche, Patrick O’Cane notamment). Mais il s’agit surtout d’une version branchée pour public cultivé et pressé : un digest en somme, qui respecte la progression dramatique, est proféré en anglais (mais un anglais assez basique, confirmé par la traduction des surtitrages français), d’où se sont échappés la poésie et toute forme de détour sémantique.
On ne s’embarrasse pas non plus dans cette mise en scène d’une vraie présence du chœur ou même d’un coryphée clairement identifiable (le « chœur » se confond tantôt avec un garde, tantôt avec les comédiens jouant Tirésias et Eurydice). Or si, toujours avec Steiner, « le chœur est le procédé qui permet au dramaturge antique de calibrer et de moduler exactement les distances, les points de vue entre le public et le mythe, entre les spectateurs et la scène », il y avait bien matière – à une époque où médias de masse et voix dominantes, pas nécessairement les plus avisées, préforment l’opinion – à lui faire jouer un rôle dans le débat entre réalisme politique, défense de la cité, brutalité sexiste d’une part et affirmation féminine de la prééminence du droit naturel, d’autre part.
Un manque de point de vue
Là où un Robert Garnier ne pouvait revisiter les personnages principaux de Sophocle hors la référence aux guerres de religion constituant son horizon temporel, à quelle réalité contemporaine signifiante peuvent renvoyer non seulement Antigone qui veut enterrer coûte que coûte son frère Polynice traître à la cause de Thèbes et Créon qui le lui refuse au nom de la raison d’Etat, mais aussi Ismène – la sœur conciliante – Hémon, le fils indocile, Eurydice l’épouse de grande dignité, Tirésias le prophète de malheur ? À partir du moment où est prise la décision de « contemporanéiser » les situations, le choix d’un point de vue nouveau s’impose ; sinon, à quoi bon ne pas s’en tenir à celui de la tradition (avec tout ce que cela induit) ? Pourquoi ne pas faire goûter au public, fût-ce dans la langue de Shakespeare qui s’y prête évidemment, la poésie faisant, en plus de l’interrogation philosophique, le prix de cette tragédie à travers le temps ? « Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme […] Riche d’une intelligence incroyablement féconde/ du mal comme du bien il subit l’attirance/et sur la justice éternelle/il greffe les lois de la terre1… »
André Robert
(1) Chant du chœur, 1er épisode, Sophocle, Théâtre complet, Garnier-Flammarion, 1964, p. 77, traduction R. Pignarre.
L’actu des sons : Tirer les fils, par Frédéric Cépède (a/s Gianni Gagliardi, Nomadic Nature, bju records)
Cette rubrique, forcément subjective, explore hors des sentiers trop balisés, mais il est certain qu’elle commence à composer une sorte de famille musicale. Ma curiosité s’aiguise ou est stimulée par les voies empruntées par les musiciens repérés, et l’on pourrait tirer bien des fils entre les chroniques.
Pour ce mois de juin, j’avais l’embarras du choix dans ce qui a émoustillé mes oreilles. Recommandons le subtil et élégant hommage du chanteur José James à Billie Holiday (Yesterday I Had The Blues) accompagné d’un trio somptueux (Jason Moran au piano, John Patitucci à la basse, et Eric Harland à la batterie). Signalons le (très) jeune et talentueux quatuor lyonnais Uptake (clavier, basse, batterie, trombone – et voix synthétisée, bof), multi-primé, dont le premier CD So Far So Good éveille l’intérêt (notamment le joyeux Days in Montreuil). Mais j’ai retrouvé avec Nomadic Nature (bju records) du saxophoniste barcelono-new-yorkais Gianni Gagliardi, le même genre de plaisir que celui éprouvé l’année de sa naissance en écoutant le premier album solo (éponyme) de Michael Brecker (1987), et il aura droit à plus de signes. Un son urbain, électrique et chaleureux avec, à la place de Pat Metheny, Gilad Hekselman qui apporte toute la richesse de son vocabulaire dans ses dialogues et unissons entre sa guitare électrique et le sax ténor, dense, parfois plaintif et, surtout, soufflant droit. Luke Marantz (claviers), Alexis Cuadrado (basse) et Mark Ferber (batterie) prennent toute leur part dans des pièces aux références classiques (Señor Trane), ballades (Margolinda) et rythmes nerveux. L’humour est présent dans des titres tels L’ironie d’une jolie prise de tête en forme d’espagnolade, ou l’inquiétant et solennel Varicela Patagonica. Un CD qui, comme on dit, file la pêche. Frédéric Cépède